« Veiller sur elle », la Christe de Jean-Baptiste Andréa
Par le commentaire qui suit, je cours un risque : celui de voir froncer le sourcil libraires et lecteurs de cet excellent roman qui a reçu le prix Goncourt 2023 : « Veiller sur elle » de Jean-Baptiste Andréa. Qu’ils me pardonnent, je dois dévoiler sa fin. Le héros du livre, Mimo, sculpteur génial dont la dernière œuvre est une Pietà, a commis une transgression majeure en s’acquittant de la commande qui lui avait été faite par le curé d’une paroisse : son Christ a les traits d’une femme !
Pas de quoi fouetter un chat, direz-vous. Ce n’est pas la première fois que vous aurez rencontré un dessin humoristique où l’enfant Jésus de la crèche est une fille. Et ce n’est pas non plus la première fois que les femmes dissertent sur les conséquences théologiques d’un tel choix. Par-contre je n’ai, pour le moment, lu aucune critique, littéraire ou religieuse de ce livre qui aborde le sujet. Est-ce la preuve que le christianisme est si désespérément exculturé que le sujet n’intéresse plus personne ? Ou que les médias catholiques ne voient pas l’intérêt d’un tel débat ? C’est pourtant une question bigrement intéressante, à laquelle j’ai envie de réfléchir avec vous.
Situons d’abord le contexte du récit. Si le sculpteur du roman a choisi un corps de femme pour figurer le Christ, c’est parce qu’il avait dans son environnement immédiat une figure féminine aux caractéristiques christiques prononcées, la jeune Viola, d’une prestigieuse famille, les Orsini. Femme d’un savoir encyclopédique, d’une liberté intérieure exceptionnelle, volontairement décalée, et défenseure des juifs dans l’Italie fasciste, Viola a eu un destin tragique. Née dans un monde farouchement patriarcal, d’un milieu aristocratique qui l’était davantage encore, elle a été mariée malgré elle à un mari fortuné dont on attendait qu’il renfloue le patrimoine de sa famille. Ensuite elle a été bridée dans ses ambitions de devenir une femme politique pour favoriser un allié de la famille. En somme, Viola a été instrumentalisée, elle a été la variable d’ajustement des ambitions de ses frères. Sa vie de souffrances est emblématique de celle de milliers de femmes de ce 20e siècle encore sous domination masculine alors que le feu de l’émancipation grondait déjà. Pour Jean-Baptiste Andréa, elle est Christ.
Est-ce une hérésie ? C’est évidemment contraire à l’histoire, qui campe un Jésus de sexe masculin. Mais imagine-t-on les cris d’orfraie qui auraient salué la venue d’un Christ hermaphrodite… « Il fallait donc bien » qu’il fût de l’un des deux sexes !
Quelles conséquences théologiques doit-on tirer de cette masculinité ? Pour cela, il faut commencer par rappeler que les évangélistes, puis les théologiens, confèrent à Jésus, « Jeshoua», c’est-à-dire « Dieu sauve », devenu « Christ », c’est-à-dire « oint de Dieu », son « envoyé », deux natures, l’une humaine, l’autre divine. Et que ces deux natures sont « sans confusion ni séparation[1] ». Alors, si le Jésus de l’histoire est sans conteste de sexe masculin, qu’en est-il de sa nature divine, appelée « le Verbe de Dieu ? Le Verbe est-il masculin ? La barrière des sexes est-elle infranchissable pour lui ?
Pour Paul VI, assurément oui. Dans une déclaration de 1976, il a affirmé : « L’incarnation du Verbe s’est faite selon le sexe masculin » et, au même paragraphe : « Le Christ est et demeure de sexe masculin[2] ». Certes, le Christ ressuscité qui est apparu aux disciples et a mangé du poisson avec eux l’est bien (Jean 21). Mais le pape précise qu’il en est encore ainsi « dans la glorification », c’est à -dire « dans la condition céleste ». Pour lui, le Christ glorieux remonté dans le sein du Père, c’est-à-dire le Verbe de Dieu, seconde personne de la Trinité, demeure de sexe masculin. Cette prise de position pose question.
Tout d’abord, n’est-il pas étrange que, nous vulgaires terriens, nous nous permettions d’affirmer que le Verbe de Dieu est masculin ? Pourquoi ce Verbe, aux potentialités innombrables, ne serait-il pas aussi « Fille » ? Rappelons, par exemple, que Jean, dans son Prologue (v. 14) pose que « Le Verbe s’est fait chair ». Il ne dit pas « homme masculin ». En outre, l’avoir appelé « Fils » n’est-ce pas une convention patriarcale qui englobait hommes et femmes sous la désignation d’« hommes », et fils et filles sous celle de « fils » ? Ce serait un comble que cette assimilation ne serve qu’à invisibiliser les femmes et non aussi, parfois, à accroître leurs responsabilités !
Ensuite, il faut rappeler qu’en prenant chair, ce Verbe, comme l’a dit la Lettre aux Hébreux, rappelée par le Concile de Vatican II (1962-65), « est vraiment devenu l’un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché[3] ». « L’un de nous » désigne évidemment l’être humain dans son universalité, qu’il soit masculin ou féminin.
Ce Verbe de Dieu devenu semblable à nous a donc, en toute logique, tout connu de ce qu’il était important de connaître de l’un comme de l’autre sexe, même sans en avoir vécu tous les possibles. C’est par cette aptitude que le Christ peut sauver, parce qu’il a accompli au plus haut degré la nature humaine, précisément parce qu’il est « le Verbe » de Dieu, le logos selon le mot utilisé par Jean, c’est-à-dire « la parole même de Dieu ». Les croyants le reconnaissent donc comme le « Sauveur ». Si la barrière des sexes était infranchissable pour le Verbe de Dieu, l’homme Jésus aurait-il pu sauver la belle-mère de Pierre de sa fièvre (Luc 4, 39), Marie-Madeleine de sept démons (Luc 8, 2), et tant d’autres femmes ?
Alors, Mesdames, prenons garde, si nous ne sommes pas sauvées parce que Jésus ne serait « que mâle » jusque dans l’éternité, mieux vaut très vite changer de religion ! Mais si nous le sommes, c’est que notre Sauveur a vraiment tout partagé de notre condition, même la possibilité d’être femme. Si les femmes sont sauvées, « elles aussi », c’est bien parce que ce Christ aux deux natures a montré dans sa pratique pastorale qu’il avait une conception « universaliste » et non « différentialiste » de l’être humain. Jamais Jésus n’a différencié hommes et femmes. Il a regardé chacun comme un être humain à secourir, et rien d’autre.
Aussi, en défendant une « vocation spécifique » des femmes, « différentialiste », le Vatican, prisonnier d’un réflexe conservateur qui contredit le ministère même de Jésus, ne voit pas qu’il joue contre lui. Il s’enlève la justification même du salut pour les femmes. C’est à la fois comique et… grave ! Non, la barrière du sexe n’est pas infranchissable pour le Verbe de Dieu. Il s’est incarné homme, il aurait pu s’incarner femme. Et ce « possible » doit être laissé ouvert. Le choix de la masculinité est historique et… contingent.
Il est donc légitime que des artistes, des poètes ou des théologiens se représentent le Christ Verbe de Dieu dans un corps de femme, à la condition évidente qu’ils n’en fassent pas un fait historique. Il se pourrait même qu’une ardente obligation pousse les femmes catholiques d’aujourd’hui, malmenées par une Église conservatrice à « veiller sur elle ». Pour elles, le « elle » du titre du livre ne désigne pas seulement Viola ou la Pietà, mais bien celle qu’il est temps d’appeler « Christe », notre Christe.
Merci à Jean-Baptiste Andréa de leur en avoir donné davantage conscience.
[1] Concile de Chalcédoine (451).
[2] Déclaration Inter Insigniores V, 27.
[3] Lettre aux Hébreux 4, 15 et Gaudium et Spes § 22.