La trop longue traîne du cardinal Canizarès
Cet article a été écrit en 2009. Comme des vidéos récentes circulent – non sous le manteau mais dans les réseaux sociaux, je me permets de le republier. Plus on est de fous, plus on rit!
Le cardinal Canizarès semblait atteindre, le 22 décembre dernier, le comble du bonheur. En visite à l’Institut du Christ Roi, le nouveau préfet de la sainte congrégation pour le culte divin, tout de pourpre vêtu, tirait derrière lui « sa » traîne de douze mètres de long de la cappa magna des cardinaux.
Soi disant disparue depuis Paul VI, mais remise à l’honneur, nécessité des temps, sans doute, allez savoir pourquoi… Photo rituelle – elles sont plusieurs, vous ne voyez ici que la plus solennelle – notre cardinal est assis sur une estrade pourpre de deux marches au dessus du sol, totalement drapé dans la soie pourpre, bras et mains dissimulés, la longue traîne de soie délicatement disposée non plus derrière, mais devant lui, dans un arrondi froufrouté, élégant en diable.
Sans doute le cardinal Canizarès est-il resté Espagnol dans l’âme et donc sensible au rôle public de la tenue vestimentaire. Sans doute aussi a-t-il en mémoire les fastes de jadis, où ses pairs des siècles d’or, grands d’Espagne parfois, ont paradé en ces mêmes lieux. Je n’ose croire cependant qu’il se fasse violence en revêtant de si glorieux atours, et qu’il le fasse uniquement pour procurer aux fidèles ce frisson empreint de sacré que l’on ressent devant la pompe et le lustre et pour leur permettre de croire, juste en rêve et jusqu’à minuit, comme Cendrillon, que l’Eglise est encore triomphante et glorieuse. Non, il ne peut céder à cette illusion : les fidèles savent trop bien que la belle liturgie, la grande, est celle qui intériorise le mystère eucharistique et ne le disperse pas en faste, en opulence et en ostentation vaine. Le cardinal n’a donc pu se vêtir ainsi par devoir liturgique.
Aurait-il alors cédé, à contre-coeur, à la demande pressante de ses fidèles de Tolède et de Grenade, les villes dont il a été l’archevêque, fidèles généreux (sans doute la robe était-elle de soie) mais soucieux aussi de ménager leurs économies, à l’heure où la crise touche de plein fouet l’Espagne,? Difficile de le croire. Non hélas, tout comme à Sodome où manquaient les dix justes qui auraient sauvé la ville, il est difficile de trouver quelque justice, ou au moins quelque « ajustement » à la situation, au monde actuel, aux nécessités de l’Eglise, dans ce choix invraisemblable. Fellini, sans doute, se retourne dans sa tombe, et reprendrait bien sa camera pour filmer une aussi belle traîne…
Bon, entrons dans le vif du sujet: que ressentons-nous lorsque nous « tombons » sur une telle scène?
Première impression, étrange, celle de remonter le temps. Sommes-nous revenus aux années cinquante? Pas sûr que ce soit un bon souvenir… Temps de plomb plutôt que ces années encombrées d’interdits et de crises. Fin de l’expérience des prêtres ouvriers, multiplication des interdictions d’enseigner de figures aussi prestigieuses que celles des pères Gongar, de Lubac, Chenu, Teilhard de Chardin…
Second malaise, plus lourd encore, directement en prise avec l’identité sexuée du protagoniste, mais aussi, indirectement, avec la nôtre, que chahutent les falbalas de soie du cardinal. Regardons cet étrange personnage emmailloté dans la pourpre. Est-ce un homme? Une femme? Interrogez les deux personnages en soutane noire et surplis de dentelle qui le flanquent, et écoutez-les se récrier : « Connaissez vous des femmes cardinal? » Diantre, l’avais-je oublié… Va pour un homme, un homme à la masculinité non actée, puisqu’il est prêtre et a fait vœu de chasteté.
Mais de quel « genre » est-il, pour se laisser ainsi suivre par douze mètres de traîne, ce qu’aucune mariée n’oserait faire? Que je sache, il n’est ni Ecossais, ni imam, ni prêtre de Pharaon, ni roi inca, ni mandarin de Birmanie. « Non, il n’est qu’Espagnol, disent ses deux acolytes, juste Primat d’Espagne, il est bien de chez nous… Et nessun dubbio, le pantalon pour les hommes et la robe pour les femmes, il connaît. »
J’en frémis, car un autre péril surgit alors à mon esprit : N’a-t-on pas entendu le Vatican tonner contre cette nouvelle « Gender theory » et rappeler que chaque sexe a un rôle à tenir selon son genre? Chacun sous sa guitoune, à sa place, et qu’on ne se trompe pas, comme dans les toilettes publiques! Mais alors… notre homme est en pleine transgression de son « genre ». Si je comprends bien, la Gender theory serait mauvaise pour les femmes et bonne pour les hommes. Notre petit chaperon rouge, lui, a droit de cumul, il est « du genre homme/femme : Antonio, pour l’Etat civil, peut arborer la toilette d’une femme, davantage encore, il peut jouer à la figure la plus emblématique de la féminité, celle de la jeune mariée parée avec éclat, qui quitte le domicile parental pour se rendre auprès de son futur époux.
Est-ce un funeste tropisme romain qui jette sur notre malheureux cardinal le souvenir de l’Hermaphrodite endormi de la Villa Borghèse, ou celui, plus irrésistible encore, des sublimes castrats baroques? Ah, Monsieur le cardinal, dépasser l’humiliation de n’être qu’une moitié du genre humain, être tout à la fois, sans division ni mélange, insécable, l’autre enfin rapatrié en soi, la démesure nichée à l’intime de soi-même, si c’était là votre rêve caché, vous voilà comblé! Mais, vous qui vénérez les Saintes Ecritures, quelles pages de l’Ecriture lisez-vous donc pour vous sentir obligé de vous vêtir ainsi? A part « l’Ephod d’or, de pourpre et de cramoisi » que portait l’Hébreu Aaron au désert, et après lui les grands-prêtres du Temple de Jérusalem (Exode 28), et qui était une tunique, vêtement masculin à l’époque, je ne vois guère qu’aucune page de l’Ecriture vous demande de « faire la femme ».
On aimerait vous écouter nous commenter le livre de la Genèse, qui nous définit en nous associant à l’image divine : « Homme et femme il les créa, dit le rédacteur biblique, à son image et ressemblance. » Contrariant, monsieur le cardinal, ce « et » entre l’homme et la femme, j’en conviens. Il a une inestimable conséquence, à laquelle les commentateurs ont mis beaucoup de temps à prêter attention : l’image et la ressemblance lui sont subordonnées. Personne, à soi seul ne les possèdent, mais seulement les deux ensemble. C’est-à-dire l’un avec l’autre, dans le partage, le dialogue, la confrontation entre les sexes, le respect mutuel, la non fusion des différences. Fort difficile à vivre, ce « et »! Jamais atteint, l’ouvrage d’une vie… Sauf pour notre petit chaperon rouge, qui, lui, ôte le « et » de la phrase et le planque sans doute sous sa robe, pour se faire tout en un, « hommefemme » à sa façon.
Certains diront que je suis cruelle de décliner ainsi les conséquences funestes du libre choix de chacun – des femmes portent bien le pantalon et personne ne trouve (plus!) à y redire – ou de maltraiter les petits délires personnels de certains, (que les académiciens, par exemple, exercent sans qu’on le leur reproche). Ils auront en partie raison, car je crois que le cardinal Canizarès ne voit certainement pas le mal qu’il y a à ressortir des tenues qui ont peuplé le Vatican en d’autres temps. Mais sait-il qu’il choque? S’il le savait, il aurait au moins évité les photos.
Mais il devrait savoir, lui qui gouverne, administre, exhorte les fidèles, leur ouvre les chemins du culte divin! Gouverner, c’est prévoir, voir avant les autres… Et quand on rappelle enfin que cette fonction s’exerce au service d’une religion qui prône davantage l’humilité et la discrétion que la démesure et l’exhibitionnisme, on n’a plus envie de rire. Le ridicule ne tue pas, dit-on, mais celui-ci outrage l’Evangile.
Anne Soupa