Conférence pour le Vendredi Saint 2022 à l’Abbaye de Sylvanès
« Par la croix, les ombres sont dissipées et la vérité se lève », vient de dire Ephrem lors de l’office que nous venons d’entendre (Lectionnaire, Jean-René Bouchet, Ed. du Cerf, p. 181). Je voudrais partir des textes entendus lors de cet office de ténèbres du vendredi saint que nous venons de vivre pour essayer de percevoir un des nombreux messages de ce jour exceptionnel.
Dès la Lamentation….
Déjà la Lamentation de Jérémie par laquelle nous avons commencé, dit le ton. Elle évoque la chute de Jérusalem et le désastre qui l’a accompagné. Elle dit que nous sommes dans un jour de ténèbres. Mais il ne s’agit pas les ténèbres du petit matin ; cette fois, c’est la noirceur du mal qui recouvre la ville : « Le Seigneur a embrasé Jacob d’un feu de flamme qui l’encerclait pour le dévorer ».
Vous remarquez que c’est Dieu qui met le feu à la ville. Cela nous heurte. Aujourd’hui, nous ne dirions plus que Dieu actionne le mal. Mais il faut savoir que pour le Premier Testament, Dieu est encore responsable du mal. Tout ce qui arrive lui est imputé.
…. Mais à rebours de la Lamentation, le mal change de camp
Aujourd’hui est le grand jour où cette conception s’écroule. Où l’on va pouvoir affirmer haut et fort : « Non, Dieu n’est pas responsable du mal. Et même, il le subit ». Dès lors, non seulement Dieu ne fait pas le mal, non seulement c’est une affaire humaine, imputable à la méchanceté, mais le Fils de Dieu le subit dans sa chair. Pas son acceptation de la croix, Jésus renverse l’ancienne conception. En effet, au cours des derniers siècles avant J.C. devant la prospérité des méchants, et leur impunité, devant ce scandale de l’innocent brisé, le questionnement enfle dans les écrits du Premier Testament (du 3e au 1er siècle av. J.C.). Jésus, dès le début de son ministère, dès les Béatitudes, a pris le parti de l’innocent. Et lors de sa Passion, il prend le mal « à bras le corps », jusqu’à en mourir. Ce renversement considérable interroge.
Remarquons ensemble combien ce combat est paradoxal. En acceptant son sort, Jésus avoue qu’il ne peut peut résoudre la question du mal qu’en le prenant sur lui, presque en l’assimilant dans sa chair. Cette acceptation de Jésus le fait mourir. C’est donc, pour l’heure, une sorte d’échec.
Mais Jésus n’avance pas à l’aveugle. Il semble d‘abord passif. Ne se révolte pas, ne crie pas vengeance, ne maudit pas ses bourreaux. Au contraire. Il se tait, » il pâtit », mais il pardonne. Et ce pardon est un travail considérable sur lui-même, c’est son triomphe sur le mal. En pardonnant à ses bourreaux le mal commis, il arrête la chaîne de la vengeance. Plus encore, lorsqu’il dit : « car ils ne savent pas ce qu’ils font », il le réduit encore. Il le transforme en erreur, en malentendu, presque en « buée ».
Et la lamentation s’achève par un puissant appel à la conversion. Vendredi Saint, jour de conversion. Quelle conversion ? Affaire à suivre….
Quels sont les mots, les images qui dominent dans les psaumes de ce matin ?
Si je passe un râteau sur les gros mots qui ressortent dans ces 3 nocturnes, je trouve, dans le désordre :
colère, tumulte, jugement, chute, souffrance, faute, péché, angoisse, vengeance, arrogance, rendre le mal pour le bien, punir, enfers, ennemis, abandonné, abîme, tribunal, crier, détresse, rugir, mensonge, innocent, défiguré, sang, sans beauté, sans éclat, puanteur, mourir…
Mais aussi douceur, source, chanter, force, sauver, secours, revenir amour, forteresse, visage, prière, parole, royaume.
Comment sont choisis ces psaumes ?
-La plupart évoquent la mort du juste innocent : « On s’attaque à la vie du juste, le sang de l’innocent, on le condamne » (ps 93).
-D’autres le péché des hommes et leur méchanceté. « Des étrangers se sont levés contre moi, des violents s’en prennent à ma vie. Il n’y a pas place pour Dieu devant eux » (ps 53). Et aussi : « Tous ces hommes de mal qui marchent contre moi, pour dévorer ma chair : pleins de haine, ils m’assaillent » (ps 26).
-Tous disent leur confiance dans le Seigneur qui tirera du gouffre ceux et celles qu’il aime. « Tu m’as répondu, et je proclame ton Nom devant mes frères (…) les pauvres mangeront, ils seront rassasiés » (ps 21).
Petite parenthèse. Je voudrais nous affranchir tous sur un verset que j’ai longtemps trouvé elliptique. Dans l’un des cantiques de ce matin, il y a une question tirée du prophète Esaïe (63, 1) : « Quel est celui qui vient du pays d’Edom, en habit couleur de pourpre ?». Edom est l’ennemi traditionnel d’Israël. Le cavalier « monte » (dans la Bible de Jérusalem) parce que Jérusalem est à 600 m d’altitude et Edom est une plaine. Mais il en « revient » aussi. Pourquoi ? Parce qu’il vient de vaincre Edom. Qui est ce cavalier ? C’est le Seigneur, et la couleur pourpre, c’est celle du sang de l’ennemi, Edom, qu’il a foulé aux pieds, et qu’il a dû écraser tout seul, sans le secours de son peuple.
Dans les versets suivants, le cavalier reproche au peuple de l’avoir laissé combattre seul. Donc, dans cette simple évocation du cantique, vous avez une affirmation de la puissance de Dieu et une plainte – un peu comme dans les Impropères que nous entendrons ce soir – de ce que le peuple a abandonné le Seigneur ; il n’a pas fait son travail en défendant son pays.
Fin de la parenthèse.
Hier et aujourd’hui : la vérité du vendredi saint traverse les âges
En choisissant ces psaumes et non d’autres, l’Église nous invite bien sûr à comprendre que l’innocent, c’est Jésus. Mais elle n’oublie pas, et nous non plus, que Jésus n’est pas le premier innocent mis à mort. Ni le premier, ni surtout le dernier.
Avec vous, je voudrais maintenant m’attarder sur le fait que Jésus n’est pas le dernier innocent mis à mort, mais que sa mort, puis sa résurrection, changent notre regard sur ce scandale. Et c’est aujourd’hui que toute cette réflexion atteint son paroxysme.
Pour que nous en prenions la mesure, il faut d’abord rappeler que le vendredi saint n’est pas le jour anniversaire de la mort de Jésus, mais son actualisation. Les évangiles ne sont pas que de l’histoire ancienne. Ils s’actualisent, selon ce qu’Israël, notre maître en cette matière, nous a enseigné. Á maintes reprises, les récits bibliques, surtout les psaumes, disent et répètent que Dieu sauve aujourd‘hui. Les grands récits fondateurs comme celui du passage de la Mer, Pessah, Pâques, s’écrivent au présent et ils s’écrivent, hélas, partout dans le monde.
Aujourd’hui, mille et une passions entravent la marche du monde. Au Yémen, en Syrie, à Kiev, ou dans les foyers des familles endeuillées de Russie.
En révélant le mal, le mal inéluctable et omniprésent, le vendredi saint met à nu tout ce qui ne va pas dans le monde.
Ce jour permet une révélation. Sous nos yeux, à travers le récit de la Passion, se dit le mal du monde. S’il est un jour de vérité, le vendredi saint est aussi un jour de combat.
J’ose donc dire qu’il y a une urgence éthique en ce jour
Cette urgence envahit tout. Elle balaie la piété un peu mièvre, le dolorisme facile, auquel parfois, nous cédons. Aujourd’hui, tous les souffrants de notre temps sortent de l’ombre et viennent vers nous, aussi en attente que d’autres souffrants, hier, sont allés au-devant de Jésus en lui confiant leurs misères.
« Je suis accablé » disait déjà le psalmiste, « prostré, à bout de forces, en deuil, je m’en vais, ça et là, tout le jour » (ps 37).
Et « mon âme est rassasiée de souffrances, et ma vie est au bord des enfers » (ps 87) ».
Lors de l’office de la Passion, ce soir, l’Eglise prie pour eux tous.
Pour ceux et celles qui meurent aujourd’hui, ou qui sont malades, pour ceux et celles qui sont chassés de leur pays, ou qui le fuient, et qui risquent le servage, le racket, la mort en mer ou dans la neige ; pour ceux et celles qui vendent leur sang ou leurs yeux pour vivre, ceux et celles qui traversent l’échec, pour ceux et celles qui se vendent et se dégoutent de l’avoir fait. Ce soir, l’Église priera pour les criminels, pour ceux et celles que personne n’aime, et ceux et celles qui ne s’aiment pas.
Le sujet de ce soir, c’est de prier aux dimensions du monde, c’est-à-dire d’ouvrir nos cœurs, de compatir, de devenir poreux au malheur d’autrui. Et de faire de notre prière l‘antichambre de notre action. Là est la pointe de ce que je voudrais vous dire : le vendredi saint est un jour d’engagement.
La question du pouvoir
La question du pouvoir est au centre de la mort de Jésus. Jésus meurt d’un abus de pouvoir des grands-prêtres et de Pilate, d’ailleurs plus lâche que tyran. Comme le dit le psaume 2 entendu ce matin : « Les rois de la terre se lèvent les princes conspirent contre Dieu et contre son Christ ».
La lutte de Jésus contre les pouvoirs qui oppressent est dans l’ADN du judaïsme. Ce peuple, qui est devenu libre en traversant la Mer pour fuir Pharaon qui l’opprimait, est appelé à la liberté, pas à l’esclavage. Il refuse la férule du tyran. « Brisons les chaînes qu’ils font peser sur nous » dit le psalmiste, « rejetons loin de nous leurs entraves ». (ps 2).
Et encore : « Délivre-moi de ceux qui font le mal dans les ténèbres, sauve-moi des hommes qui veulent verser le sang » (ps 58).
A la suite du peuple juif, tout être humain est appelé à la même libération.
L’oeuvre d’humanisation de Jésus
Devant l’abus de pouvoir, la violence, le déni de justice, Jésus n’offre que le paradoxe de son impuissance absolue. Il est l’homme désarmé, mais cette faiblesse absolue défie l’homme armé. Il y aurait mille choses à dire sur ce défi de Jésus à la toute-puissance des grands.
Je n’en souligne qu’une. En refusant un pouvoir qui asservit, Jésus réunifie l’humanité, car il donne à tous leur place. Et c’est cela le salut ! Ce gros mot qui nous déconcerte, car nous ne savons pas très bien comment le comprendre, il a ici sa réponse : Jésus raconte, par sa mort, comment l’humanité devrait vivre. La croix ne devrait pas exister. Les hommes et les femmes devraient libérer au lieu d’asservir, refuser la violence, ménager la place de tous.
Vous remarquerez que c’est une tâche humaine, « mondaine », que tous, croyants ou non, sont même vivement invités à reprendre à leur compte. C’est notre responsabilité humaine de tendre vers ce monde-là. C’est un « programme », la plus puissante leçon de sagesse que je connaisse.
Et pour le dire de manière un peu provocante, pour le moment, Dieu n’a pas grand-chose à y voir. Jésus dit simplement : si nous voulons vivre, vivons ainsi, et bannissons la croix, en tant qu’elle est le symbole de tous les supplices que nous nous infligeons.
L’urgence éthique, vous la voyez sans peine : Comment pouvons-nous lutter contre les pouvoirs autoritaires ? Comment éviter les dictatures ?
Je vous livre ma réponse, très partielle. Un historien a travaillé sur les enfances des dictateurs. Il a trouvé chez la plupart des violences et des carences affectives. Cela conduit à travailler avec la plus grande ardeur contre les carences affectives, les violences qui amènent des désirs de vengeance inaltérables. Il faut protéger l’enfance.
La question du pouvoir concerne tout le monde
Même si nous ne sommes pas chefs d’Etat, ni chefs d’entreprise ou de syndicat, ni évêques, nous avons parfois de lourdes responsabilités professionnelles.
Oui, bien sûr, les talents, nous en avons, et c’est un devoir de les faire fructifier. Oui, en ayant de grandes responsabilités, l’on peut faire beaucoup de bien.
Mais attention à ne pas écraser autrui. Mettons en valeur sa contribution propre au bien commun. Et ne nous illusionnons pas en croyant que nous ne sommes que « service » et que le pouvoir dans l’Église n’existe pas.
Et même si nous n’avons aucun pouvoir « public », n’existe-t-il pas de multiples petits pouvoirs domestiques, associatifs, paroissiaux qui peuvent être destructeurs ?
N’existe-il pas des petites phrases qui cassent la liberté des enfants, quand des décisions leur sont imposées « pour leur bien » ? Il est parfois très vite fait de rendre l’autre dépendant de soi. En mettant des chicanes dans sa marche. En le culpabilisant, ce qui se fait parfois sans même que l’on s’en rende compte. En retenant pour soi des informations décisives.
La question du mal
-Ce travail, cet engagement, nous renvoie à nous-mêmes. Sommes-nous indemnes du mal ?
Là encore, le vendredi saint met en pleine lumière l’urgence et la nécessité de ce questionnement. Oui, nous sommes pris dans la chaîne du mal sans savoir en sortir. Oui, comment ne pas admettre que nous sommes à la fois victime et bourreau ?
Mais sur ce sujet, les discours théoriques sont de peu d’effet. D’ailleurs, les évangiles le soulignent (Par exemple, en Luc 7, 36-50, La pécheresse pardonnée). C’est devant le constat existentiel que je suis aimé et que je peine, ou blesse, ceux que j’aime, que je découvre le mal que je fais. Le volontarisme ne sert à rien.
Pourtant, si cette reconnaissance du mal est ainsi opérée, elle n’entrave pas en nous l’élan de vie. Au contraire, elle le rend plus sûr ! Car l’humilité – et non l’humiliation- l’humilité rassure, alors que la démesure inquiète. Elle rend plus vrai, plus « ajusté » à soi-même.
En ce vendredi, la mort de Jésus met à nu le don de sa vie qu’il fait, par amour de « la multitude ». En contemplant Jésus qui meurt par amour, le mal se donne pleinement à voir. Là peut naître le regret de l’avoir commis.
Pour un monde meilleur
Oui, la conversion demandée par Jérémie dans sa Lamentation consiste à mettre fin à la domination de l’être humain par son semblable.
Á accepter de nous convertir à la douceur et à la fragilité. Oui, à la suite de Jésus, dès aujourd’hui, nous pouvons travailler à un royaume non oppressif. Nous pouvons chanter les Béatitudes en pensant les « agir ».
En somme, ce vendredi saint, jour de dénonciation, jour de vérité, est vraiment le jour de l’engagement. La question n’est pas tant de pleurer avec Jésus sur le sort qui a été le sien. Cela, c’est de l’histoire ancienne. Mais de travailler à ce que demain, nulle autre Passion ne défigure notre humanité.
Le vendredi saint appelle à un une conversion pour un monde meilleur. C’est le jour où l’on doit se dire « au travail ».
Au travail pour éviter la mort de victimes innocentes… Au travail pour faire reculer les pouvoirs arbitraires… Au travail pour assumer notre mal…
Voilà les promesses que nous pourrions oser ce soir.
Enfin il me vient à l’esprit, par un étrange rapprochement dont le cheminement m’échappe encore, mais qui pourrait aussi vous donner à penser, et se prolonger dans les jours à venir, que ce travail dont nous venons de parler, pourrait bien être notre contribution à la résurrection du Christ. Sans que je sache bien l’expliquer, je crois que le bien que nous pouvons faire contribue à la résurrection du Christ.
Anne Soupa, Pâques 2022, Sylvanès
.