le recul de la cause des femmes sous le pontificat de Jean-Paul II
En canonisant Jean-Paul II, Rome a accepté de pactiser avec les ombres de ce pontificat. On a souvent évoqué le double aveuglement du pape devant les agissements pervers du fondateur de la Légion et devant les crimes pédophiles de certains prêtres. Mais envers les femmes, ce sont ses propres initiatives qui sont en cause. Il faut dire que l’émancipation des femmes forçait l’Église de la seconde moitié du siècle dernier à se prononcer. Vatican II prend clairement position en refusant « toute forme de discrimination fondée sur le sexe » (Gaudium et Spes, 29, 2) et Paul VI, tout en restant sur les positions traditionnelles de l’Église, prône une intense promotion des femmes dans la société et dans l’Église.
Mais Jean-Paul II, en apportant une réponse très particulière à la question de l’émancipation des femmes, infléchit gravement le cours des choses. Déjà, avant même d’être pape, il avait obtenu de Paul VI le refus de la contraception, contre l’avis dominant de la commission ad hoc. (Humanae Vitae, 1968). Et surtout, durant tout son pontificat, il a déplacé la question en faisant remonter son analyse au niveau ontologique : plutôt que de reconnaître l’égalité foncière entre hommes et femmes, il a voulu établir sa conception de la différence féminine, fondée sur une vocation originelle et il l’a imposée aux femmes, allant bien au-delà de la position classique de l’Église, infirmant même certaines positions de son prédécesseur.
Jugeant sans doute que celui-ci (Inter insigniores, 1976) n’avait pas assez verrouillé théologiquement l’accès des femmes à la prêtrise, Jean-Paul II insiste dans Ordinatio sacerdotalis (1994), qui requalifie la matière au niveau de « la constitution divine même de l’Église » et non plus d’une simple discipline interne, ajustable selon les temps et les besoins. L’Église « n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles. » Conclusion : la matière même sort du champ du débat.
Parallèlement, un front s’ouvre, comme souvent en matière religieuse, du côté des sources scripturaires. Dans la Lettre aux femmes de 1995, écrite peu avant la Conférence de l’ONU sur les femmes, à Pékin, Jean-Paul II voit dans le fameux verset du récit de la création de l’homme et de la femme (« Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je vais lui faire une aide qui lui soit assortie » Genèse 2, 18) le fondement de « la vocation de la femme », qu’il définit ainsi : « Depuis l’origine, donc, dans la création de la femme est inscrit le principe de l’aide » (§7). Mais la lecture du pape sur interprète le texte. En effet, dans ce récit, le terme hébreu, adam, traduit en Français par homme, désigne l’être humain en général, non encore différencié. Comment prétendre alors fonder la vocation de la seule femme, sinon en tordant le sens d’un récit qui installe tout être humain en vocation d’aider l’autre ?
Une fois ce léger gauchissement effectué, l’écheveau se dévide tout seul. Dans la même Lettre, le pape poursuit : « C’est en effet spécialement en se donnant aux autres dans la vie de tous les jours que la femme réalise la vocation profonde de sa vie » (§12). Et le cardinal Ratzinger, son préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, de surenchérir, dans la Lettre aux évêques de 2004 : « La femme garde l’intuition profonde que le meilleur de sa vie est fait d’activités ordonnées à l’éveil de l’autre, à sa croissance, à sa protection. (…) Cela développe en elle le sens et le respect des choses concrètes, qui s’opposent aux abstractions souvent mortifères pour l’existence des individus et de la société. » (III, 13).
Ainsi dessinée, la différence féminine ne peut que croître et embellir. Jean-Paul II invite ardemment les femmes à se précipiter vers leur vocation unique : aimer, envers et contre tout, comme Marie, vierge et mère à la fois. Marie, qui réalise « la plénitude de la perfection de «ce qui est caractéristique de la femme», de «ce qui est féminin». Nous nous trouvons ici, en un sens, au point central, à l’archétype de la dignité personnelle de la femme » (Lettre apostolique Mulieris dignitatem II, 5, 1988).
Comme la plupart des différentialismes modernes, celui de Jean-Paul II s’appuie sur force compliments. « Femmes, il vous revient d’être sentinelles de l’invisible » dit-il à Lourdes en 2004. Et dans la Lettre aux femmes, il les remercie, loue leurs vertus et, se faisant leur protecteur (un rôle bien masculin !), il entend les défendre contre toutes les violences dont elles sont l’objet, celles du sexe en particulier. Mais il faut bien voir que cette édification d’une différence flatteuse et d’une vocation si prestigieuse revient à dresser les barreaux de la cage où Jean-Paul II enferme les femmes, même s’il en cisèle les barreaux à l’or fin. En effet, à partir du moment où la « vocation » est propre aux seules femmes, elle déqualifie l’être féminin. L’homme n’a pas de vocation, il est. La femme, elle, est faite pour. Injonction terrible, qui assujettit, instrumentalise, mais aussi culpabilise, car si la femme ne fait pas ce pour quoi elle a été créée, elle se met en faute.
Quant à exalter en Marie le modèle de « la femme » accomplie, c’est flirter avec un fondamentalisme bien éloigné du projet biblique. Pourtant, Paul VI avait rappelé avec force que Marie était la figure de tout croyant, quel que soit son sexe !
Enfin, l’usage inconsidéré de la louange trahit une idéalisation qui nuit aux vraies femmes. Le bien dont Jean-Paul II gratifie les femmes va en réalité à une femme idéale, fantasmée, inaccessible, « la femme ». Être vierge et mère, qui pourrait supporter le défi ? Femme si désincarnée qu’elle en devient une femme objet, tandis même que le pape dit vouloir le contraire…
Car avec force séduction, Jean-Paul II a tout simplement occupé le terrain, il a bien « communiqué ». Mais le constat s’impose : ce pape qui a tant parlé des femmes n’a fait que parler à leur place. Les femmes dans l’Église catholique sont toujours « inaptes », à exercer la cure d’âmes, à prêcher, à enseigner, à sanctifier, à gouverner. Ainsi, le masque est levé : comme le différentialisme prôné par les Blancs américains envers leurs concitoyens Noirs, le différentialisme catholique initié par Jean-Paul II se révèle être d’abord un combat pour ne pas reconnaître aux « différents » le statut de sujet.