Adam et Eve, ces héritiers
Adam et Eve ouvrent la lignée humaine. Pour nous modernes, ce couple juvénile évoque la liberté, le plaisir, la beauté, et aussi une transgression presque jubilatoire. Pourtant, cette vision très « club-med » est récente. Le regard porté sur le premier couple n’a cessé de changer. Ces aïeux ont beau être les premiers… ils héritent. Ils ont beau être nus, ils sont habillés des fantasmes, de la nostalgie, de la culpabilité de 2500 ans d’histoire.
Un récit de commencement
Un premier constat s’impose. On voudrait s’excuser de le faire, si évident qu’il est, mais tant de gens ne l’ont pas fait qu’il faut en passer par là : le récit biblique de Genèse 2-3 où est relatée la création du premier couple est… sans témoins. Il n’est pas historique. Nous sommes devant un récit littéraire, qualifié de « récit de commencement », signe du besoin humain de remonter jusqu’au bout du bout de l’humanité. Récit de «commencement relatif », comme la création de Rome par Romulus et Rémus, ou de « commencement absolu », comme ce récit biblique qui renvoie à l’aube même de l’humanité.
Ces récits, s’ils éclairent beaucoup sur le contexte culturel de leurs rédacteurs, ont aussi des intentions « politiques ». Ils cimentent une conscience collective par le recours à des parents qui, même mythiques, seront toujours appelés « les premiers parents ». Ils projettent leur vision du monde, particulière, au temps zéro de l’histoire afin de la rendre pérenne : ce qui aura été édicté au temps des origines prendra un caractère sacré, inviolable. Leur seule lecture devant un peuple assemblé peut même devenir un temps de communion absolue, jubilatoire, car se rejoignent la présence physique de tous (axe horizontal) et le travail de remontée jusqu’aux origines par la lecture (axe vertical). Face à des constructions si élaborées, si ajustées au psychisme humain, c’est un contresens majeur de chercher, comme les créationnistes américains, un projet de type historiciste. Les mythes qui habitent ces récits sont loin d’être des fables usées. Ils disent ce que chacun peut éprouver : il y a un au delà de la parole qui, dans la chicane et dans l’énigme, permet d’approcher du mystère de l’existence humaine.
Un Dieu providence
Ce récit succède à un premier récit de création du monde et de l’être humain, placé en ouverture de la Bible. Dans le second récit, le Dieu potier modèle un être humain avec de la glaise et lui insuffle dans les narines une haleine de vie. Il plante ensuite en Eden un jardin pourvu d’arbres de toute beauté et il y installe sa création : tout est à elle sauf un arbre, celui de la connaissance du bien et du mal dont elle ne doit pas manger sous peine de mort.
Surgit alors le serpent, qui déforme les propos divins en laissant entendre que tous les arbres seraient interdits, que Dieu serait jaloux du pouvoir de sa création… La femme cueille le fruit de l’arbre défendu, le mange et en donne à son mari. Les yeux du couple s’ouvrent, mais c’est leur faiblesse qu’ils découvrent, symbolisée par leur nudité dont, désormais, ils ont honte. Lorsque Dieu les rejoint à la brise du soir et les questionne, l’homme rejette sur la femme et la femme sur le serpent… Dieu condamne alors le serpent … à ramper, la femme à accoucher dans la douleur, et l’homme à travailler un sol ingrat. Il habille ensuite l’homme et la femme puis les expulse du jardin, dorénavant gardé par des chérubins au glaive de feu.
Ce récit installe une révélation à plusieurs facettes. Il affirme d’abord l’éminente dignité de l’être humain, modelé de la main même de Dieu. Il éclaire ensuite la bonté d’un Dieu providence qui veut le bien de sa création. Il édicte enfin un interdit fondateur. Celui-ci pourrait évoquer l’interdit de l’inceste, qui, contrairement aux opinions courtes, est la condition même de la vie et dont le non respect entraîne de fait une sorte de mort. Mais le couple n’a pas écouté la parole divine, il a manqué de confiance, il a cédé à l’envie, sa relation à Dieu sera désormais moins immédiate.
Jardin, serpent, fruit défendu…
En ornement de cette affirmation centrale, figurent un certain nombre d’éléments de décor, qui, au fil des siècles, se sont alourdis de multiples interprétations, parfois au détriment de la vérité du texte.
Le jardin, bien sûr, est le miroir des aspirations d’un peuple voué à la violence du soleil et au manque d’eau, générateurs d’un sol aride où manque l’ombre d’un bel arbre. Mais ce n’est qu’un jardin, même si l’ajout du mot hébreu Eden, jouissance, délice, en dit déjà un peu plus. L’Occident, en l’appelant « paradis », du grec pairidaesa, jardin, a créé le mot, bientôt devenu un nom propre pour symboliser l’absolu d’un lieu-temps de bonheur. Et, crescendo dans l’interprétation, ce Paradis n’est plus que « perdu ». Le bonheur serait désormais inaccessible pour toujours, comme le suggèrent d’ailleurs les épées des chérubins qui gardent son accès. Est-ce l’expression d’une nostalgie du jardin utérin maternel ? Est-ce, selon le mot de J.P. Sartre, l’obscure conscience que l’être humain est « quelqu’un à qui il est arrivé quelque chose », à la façon d’un malheur sans rémission ? Perte, en tous cas, qui a marqué les consciences et dont la puissante exaltation, dans les catéchèses chrétiennes, montre combien le discours chrétien sur le bonheur peine à se frayer un chemin.
Le serpent est une figure assez facile à identifier. Étrange, pour un serpent de parler, mais celui qui est « la plus rusée des créatures de Dieu » reste bien de chez nous. Le mal ne vient pas du ciel, il habite à même le sol…. Ceci n’a pas empêché le surgissement d’hérésies, comme le manichéisme cathare, qui ont divinisé le mal en commençant par assimiler le serpent au diable.
L’arbre du bien et du mal est une énigme, peut-être à dessein, afin de ne pas absolutiser l’interdit, mais le rendre relatif aux circonstances. Est-ce l’arbre de vie mentionné dans ce même récit ? Difficile à affirmer. Mais assurément, ce serait une erreur de croire que la Bible proscrit la connaissance du bien et du mal. Elle expérimente plutôt qu’un bien peut s’avérer un mal, ou vice versa. Leur connaissance réelle, de fait, n’appartient pas vraiment à l’être humain. Manière de dire aussi que sa quête obsessionnelle n’est pas prioritaire. Vivre, c’est se risquer, parfois bien au-delà du bien et du mal.
Si l’on en vient maintenant au fantasme majeur que charrie ce texte, on rencontre ce quiproquo, plus fort aujourd’hui qu’hier, que croquer le fruit, ce serait la relation sexuelle du couple. Mais nulle part dans ce texte il n’est question de sexualité. L’homme ne « connaît » sa femme que plus tard, au chapitre 4. Pourtant, traîne dans bien des têtes cette idée que, seuls et nus, les deux jeunes gens auraient mis la charrue avant les bœufs. Pourquoi ? Cette question ouvre l’une des pages les plus contestables de l’histoire du christianisme, celle du discrédit dans lequel l’Église a placé, sous l’influence grecque, la sexualité.
Cette transgression de l’interdit a souvent reçu le nom de « chute », et ce qu’on a écrit sur elle a rempli des bibliothèques entières de séminaires. C’est même en s’appuyant sur l’idée du rachat de la faute originelle d’une humanité déchue que les théologies « de la Rédemption » ont justifié la venue du Fils de Dieu. Pourtant, le mot de « péché » n’apparait qu’avec le récit suivant, celui du meurtre d’Abel par Caïn. Elle est là, la vraie faute de l’humanité, dans le fait de ne pas prendre souci de son frère. Mais au fil de l’histoire, le fratricide sera bien moins souligné que la désobéissance, surtout une fois que l’on en a fait une matière sexuelle.
Un leurre presque parfait
J’en viens maintenant au plus extraordinaire coup de force interprétatif dont ce texte a été l’objet. Il s’agit de la nature exacte de celui qu’on appelle dans ce récit « Adam ». Adam est un nom commun hébreu qui signifie « être humain ». Son usage ici fait écho au mot adamah, terre. André Chouraqui avait de bonnes raisons de traduire adam par « le glaiseux ». En faisant d’Adam, dans le titre de cet article, un nom propre, je surinterprète. Mais ceci n’est rien à côté de l’autre surinterprétation, bien plus sournoise, qu’il est urgent de débusquer. Elle est cachée derrière le mot adam, que la langue française traduit par « homme ». S’agit-il de l’être humain ou de sa moitié masculine ? Pour le texte biblique, aucun doute, adam désigne l’être humain.
Mais alors… toute la séquence de la création du couple est à revoir, au risque d’aller à contrecourant de nos habitudes les plus ancrées ! De fait, après avoir modelé adam, lorsque Dieu dit « Il n’est pas bon que l’adam soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie. » (Genèse 2, 18), il ne parle pas de l’homme masculin, mais de cet adam -humanité dont il est en train de découvrir qu’il est en péril de mort, plongé qu’il est dans la solitude du même. En cet instant Dieu, d’une certaine façon, se repent de sa création. En clair, il s’est trompé. Il fait donc tomber une torpeur sur sa créature et prend, non sa « côte », même si les traductions continuent encore à le dire, mais son « côté », mot qui désigne les deux battants d’une armoire. En somme, l’être humain originel va se trouver divisé en deux moitiés, symétriques et égales. Au réveil, l’homme devenu simplement « masculin » s’extasie : « Pour le coup, c’est l’os de mes os, et la chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée «femme » (ishsha) car elle fut tirée de l’homme (ish) celle-ci ». Ainsi, chacun peut constater que la création de la femme est racontée tandis que celle de l’homme masculin reste prise dans la pliure du récit, mystérieuse à jamais. Et consternation pour beaucoup, l’homme masculin n’a pas été créé avant la femme, mais en même temps qu’elle…
Avec cette mise au point, c’est toute la culture occidentale qui est chahutée. Michel Ange devrait revenir pour repeindre la Sixtine….. Il faut dire que Paul, déjà, avait enseigné aux Corinthiens les bonnes habitudes androcentriques : l’homme d’abord, la femme ensuite (1ère Lettre aux Corinthiens 11, 8). Par la suite, l’antécédence masculine est devenue une inattaquable évidence, au point que plus personne ne la voyait. Dans le monde catholique, il a fallu attendre ces dernières années pour que le pot aux roses soit découvert. Rome fait mine d’entendre. Mais comme la théologie catholique s’est construite sur une inégalité structurelle entre l’homme et la femme, la suite ne vient pas. Nos premiers parents continuent d’hériter, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire….