A qui appartient le corps des femmes ?
Ces éclairages sur un sujet brûlant font partie d’un débat qui a eu lieu à Nantes, en 2021. En gras, les questions.
« 1-Le thème général de cette édition des « Questions d’Ethique » est le sujet des tabous. Pour essayer de cerner plus précisément le sujet qui nous occupe, la question suivante se pose : l’appropriation de leur corps et de leurs décisions par les femmes est-elle selon vous un tabou et de quoi cela peut-il découler ?
L’appropriation elle-même n’est pas un tabou, on en parle tous les jours. Mais elle est discutée, et même parfois franchement contestée. Si l’on parle du corps même des femmes, il est évident lui, qu’il reste un lieu particulier. Mais « tabou » ? Pour répondre, il faut remonter à l’interdit de l’inceste. La mère, la belle-mère, les femmes du même clan sont interdites. Ils sont « tabous ».
Puisque ce sont des femmes qui sont objet de l’interdit, on peut donc penser que le tabou viserait seulement des femmes. Mais la consigne est réversible aux femmes. Je crois donc que le tabou du corps féminin, s’il existe bien, a d’autres racines : le corps des femmes, c’est la jouissance, mais c’est aussi la reproduction, donc la survie du clan. Donc, ; je tempèrerais ma réponse : le corps des femmes n’est pas qu’inquiétant, il est désiré. La nouveauté actuelle est que le désir doit maintenant être pensé, non plus à partir de l’homme seul, mais à partir du désir de la femme, terra quasi incognita.
Le tabou se définit avant tout comme quelque chose de sacré (mais pas de divin) revêtant un caractère inquiétant et dangereux. Quiconque viole le tabou devient à son tour lui-même tabou et, tout aussi paradoxalement, il devient lui aussi à son tour l’interdit prohibé avec lequel il convient de ne pas entrer en contact.
Je préciserai que le tabou n’est pas que négatif. Il est ambivalent, comme l’a, en particulier, défini Mary Douglas. Elle démontre que le tabou est à craindre, c’est pour cette raison qu’il est assorti d’interdictions, mais, du fait de son mystère, il doit être protégé. Ainsi, par exemple, le sang menstruel, comme la semence masculine, peuvent être considérés comme tabous ou dangereux à cause de leur lien avec la procréation. « Ces mêmes qualités, dit-elle, rendent l’objet du tabou, le sang menstruel et/ou la semence masculine, le sujet du tabou, c’est-à-dire sacré. La femme réglée sujette au tabou, y compris par les historiens, incarne ainsi cette ambivalence ; elle n’est ni exclue, ni incluse, ni polluante, ni purificatrice, ni dangereuse ni anodine, mais tout à la fois ».
Ce qui est en lien avec la procréation a longtemps été tabou. Aujourd’hui, la science a désacralisé la procréation. C’est cette réalité-là qu’il faut appréhender à nouveaux frais. La question du corps des femmes se pose à partir du moment où l’ordre ancien ne va plus de soi. Il y a des résistances à céder ce corps aux femmes elles-mêmes. L’Église en est une.
2-Si l’on pose un regard général, on peut avoir tendance à penser que dans beaucoup de sociétés, ou au moins dans les grandes religions monothéistes, les femmes sont assignées à des rôles bien définis : gestion du foyer, procréation, soin physique et psychologiques de la famille etc. Les fonctions sociales extérieures comme les postes de représentation publique ou dits « à responsabilité » leur sont souvent inaccessibles. Ces rôles sont cloisonnés et il est difficile pour une femme de s’en affranchir totalement. Selon vous et selon vos recherches respectives, à travers le monde et les différentes cultures, est-ce aussi généralisé que notre intuition veut bien nous le laisser entendre ?
Ce cloisonnement, selon moi, a deux raisons, que je vais chercher dans la Bible. Ces peuples anciens doivent croître, numériquement, et ces sociétés anciennes vivent sur la force physique. Mais pour autant, il ne faudrait pas en conclure que dans la Bible, la place des femmes soit nulle. Elle est même importante.
1°, il y a une égalité foncière entre les deux créations divines, l’homme et la femme. Genèse 2. « Adam », c’est l’être humain. Pas l’homme masculin.
2°, parce que la procréation est une affaire très importante. Il ne faut pas chercher dans les sociétés anciennes un intérêt pour l’enfance (Cf Philippe Ariès). Mais le sacrifice d’enfants est un meurtre, puni dans la Torah. Et la maternité est extrêmement valorisée.
3°, pour Jésus, la femme est un être humain avant d’être un être sexué. Quand il se trouve proche de la femme aux pertes de sang, il brave les interdits juifs de pureté.
4°, Mai il y a une contradiction entre l’enseignement de Jésus et la conception de la femme que soutient l’Église : elle y est, en effet, assignée au mariage et à la maternité. Selon le cardinal Ratzinger (Benoît 16) : « Le texte de Genèse 2, 18-25 montre que le mariage est la dimension première et, en un sens, fondamentale, de cet appel [à exister pour l’autre] (Lettre aux évêques pour la collaboration de l’homme et de la femme, 2004). On en est donc bien resté à la conception ancienne, héritée de l’empire romain : la place de la femme est dans la sphère domestique. Sa présence dans la vie publique n’est pas un sujet. (Anne Soupa, Dieu aime-t-il les femmes ? p. 87-88). Il n’y a d’ailleurs pas un discours romain qui n’évoque cette définition de la femme.
3-Le CNTRL nous propose cette définition du tabou « Personne, animal, chose qu’il n’est pas permis de toucher parce qu’il (elle) est investi(e) momentanément ou non d’une puissance sacrée jugée dangereuse ou impure »
Cette définition est intéressante car elle met en lumière plusieurs notions. Premièrement la notion du caractère sacré : La sacralité du corps des femmes est un argument souvent avancé par les dogmes religieux pour expliquer la place particulière laissée aux femmes dans les organisations sociales qui y sont associées : les femmes ne doivent pas prendre de contraception car leur fécondité est sacrée, les femmes ne doivent pas exercer une activité sexuelle libre car leur corps et sacré etc. Pensez-vous que cet argument du sacré sert à justifier la mainmise de ces groupes sur les décisions concernant les choix de vie des femmes ?
Deuxièmement la notion de pureté ou d’impureté : ces notions sont souvent associées à des descriptions relatives au corps des femmes : la virginité considérée comme symbole de pureté, la période des menstruations qui est dans certaines cultures considérées comme une période pendant laquelle les femmes sont impures et ne doivent pas être, justement, touchées.
Oui, l’argument du sacré sert à justifier la domination masculine. Le sacré est le paravent politiquement correct de la domination masculine. Domination qui s’exerce dans deux directions.
-La 1ère est celle du désir, car, derrière le sacré, il y a le désir masculin, il y a la testostérone qui prend le dessus, jusqu’à, parfois, submerger le libre arbitre d’un homme.
-La seconde est celle du pouvoir patriarcal, comme le prouve l’exemple de l’interdiction de la contraception dans l’Eglise catholique par la lettre encyclique Humanae Vitae, de 1968. Dans ce document, la captation masculine de la parole y est visible à ciel ouvert. Six fois le mot « femme », vingt-cinq fois le mot « homme ». Et les femmes ne sont même pas reconnues comme les actrices de l’acte de contraception. En effet, le continuum du discours du pape va du « Père du ciel » (implicitement masculinisé) au père de famille, en passant par le prêtre qui conseille et remet dans le droit chemin. C’est avec ces acteurs masculins que se construisent la moralité, donc la licéité des actes conjugaux. La lettre exhorte « nos fils », jamais « nos filles ». Elle développe le concept de « paternité responsable », mais non de « maternité responsable ». Le consentement de la femme est donc sensé aller de soi. Elle, dont le corps cyclé est pourtant le champ d’application de la contraception, est littéralement « passée sous silence ». Ne reste que son corps, encore vaguement féminin, dont on disserte entre hommes.
Par ailleurs, en effet, les règles de pureté et d’impureté pèsent sur le corps des femmes. Dans le monde juif ancien, il y avait des rites autour du couple pureté-impureté, énumérées au Livre du Lévitique, dans la Bible. Mais il y en aussi pour les hommes. Les impuretés concernent les émissions génitales, des hommes comme des femmes (adultère, fornication, idolâtrie), dans un corpus qui règle, en fait, le contact entre le sacré et le profane, le comportement hygiénique et l’accès à nourriture tout autant que la moralité sexuelle.
Il semblerait que le regard sur la menstruation ne soit pas si négatif qu’on a bien voulu le dire. Il ne faudrait pas pour autant en conclure d’un jugement de valeur négatif sur la menstruation, comme l’ont un peu vite fait certaines lectures féministes. On connaît les avertissements négatifs, on a oublié les avantages de la menstruation, qui guériraient les tumeurs, la paralysie et l’épilepsie (Littré, 1848, L 7, ch. 25, 23).
Vis à vis de la menstruation, il semble qu’il faille se défaire de généralisations trop hâtives. Cathy Mc Clive montre, en ayant travaillé sur les traductions du Lévitique et sur les notices correspondantes des dictionnaires entre environ 1530 et 1798, qu’il n’y a pas de connotation misogyne envers les menstruations.
Il reste que la relation sexuelle pendant les règles est une abomination, et ce autant pour la Bible (Lévitique) et que pour la philosophie naturelle et religieuse grecque, comme les travaux d’Aristote (384-322 BCE) et de Pline l’Ancien (23-75 CE). En résumé, un homme ne doit pas coucher avec une femme au temps du sang menstrual (sic), car il sera souillé », (Lv 15, 24), et en Lv 20,18 : « Qui aura couché avec la femme ayant ses fleurs, et aura révélé la vergogne d’icelle, et qu’elle ait ouvert la fontaine de son sang, ils seront exterminés tous deux du milieu de leur peuple ». Pline l’Ancien suggère même que « le coït est fatal pour les hommes » si la femme a ses règles (Littré, 1848, L 7, ch. 25, 23).
L’explication est déjà « préscientifique » : Il s’agit d’enfanter des enfants sains. Protéger le sacré consistait donc à interdire l’acte sexuel en dehors des périodes optimales pour la conception, c’est-à-dire pendant des émissions pathologiques, après une pollution nocturne, immédiatement après l’acte sexuel quand la semence est considérée comme faible, et pendant la menstruation. Le choix est donc entre le plaisir et la procréation. La Bible, puis les institutions religieuses ont nettement privilégié la procréation. La question de la misogynie masculine n’est donc pas, ici, en jeu.
Le sang
Le sang ou la chair désignent l’humain dans sa condition périssable. Le sang est sacré, car le sang, c’est la vie, et Dieu est maître de la vie. (Lv 17, 11.14). En conséquence, le meurtre est interdit. Le sang d’Abel crie vengeance. L‘interdiction de manger le sang d’une bête non saignée rituellement est bien antérieure à la révélation biblique. Gn 9, 4 le reprend en expliquant que le sang, de l’homme, et même de l’animal, doit revenir à Dieu : « Vs ne mangerez pas son âme ». Le sang, c’est la part de Dieu. L’alliance est scellée dans le sang. Le sang des victimes est jeté pour moitié sur l’autel (Dieu) pour moitié sur le peuple (Ex 24, 3-8). Les rites du sang ont une importance prépondérante dans les liturgies d’expiation, « car c’est le sang qui expie ». Dans les rites de consécrations, il marque l’appartenance à Dieu. Ds le NT, il s’agit plus du « sang innocent » qui, versé, sauve et qui, dans l’Apocalypse, lave des péchés. Chez Jean, le sang du côté de Jésus est distribué à l’eucharistie, et donne la vie éternelle Jn 6, 53-56).
4 – Pour suivre cette idée de la sacralité avancée comme argument pour justifier la soumission des femmes, le tabou autour du corps féminin est-il toujours issu du fait religieux et si oui selon vous pourquoi ? sinon de quoi d’autre procède-t-il ?
Plus largement, bien sûr, il procède du mystère de la vie, sur lequel les religions se sont greffées.
5 – La difficulté pour les femmes, bien souvent d’échapper à ces descriptions et de vivre leur vie, sexuelle ou sociale, libérées de ces jugements ou de l’autorité des groupes sociaux auxquels elles appartiennent, est donc majeure : entrevoyez-vous, dans vos domaines respectifs, des perspectives d’évolution et d’amélioration de cette condition ? dans quels domaines et par quels moyens ? »
Quelques remarques générales sur le sujet :
1.Il y a une dissymétrie : on ne demande pas à qui appartient le corps des hommes.
2.Le viol est une prise de pouvoir sur le corps des femmes. Cela veut-il dire : « le corps de cette femme m’appartient » ? Je crois que ce n’est pas tout à fait cela : le corps des femmes reste étranger, mystérieux (à cause des règles qui font peur) mais je dois pouvoir y faire incursion et en gouter l’étrangeté. Le corps de la femme ne fait pas qu’un avec le corps de l’homme. Il est plutôt colonisé.
3.Le Vatican se prononce vigoureusement contre les violences faites aux femmes. Mais il le fait à partir de son lieu : le patriarcat : en défendant les femmes violentées, il se présente en mâle protecteur.
3.La grossesse : temps de conflit ouvert : la mère ou l’enfant ?
4. Depuis qqes années, il existe un mouvement de contestation de la prise de pouvoir des labos sur le corps de femmes (cf Marianne Durano).
5.Le mythe de Genèse 2. Pour Rachi, le Créateur coupe en deux l’humanité ; mais il la coupe avec des lignes courbes, dans une géographie étrange. Le pénis serait une partie du corps féminin qui lui aurait été soustraite pour la donner à l’homme. La femme voudrait la récupérer. L’homme en aurait peur.
6.La relation sexuelle, intrusive, souligne à la fois l’étrangeté du corps féminin (la peur d’être dévoré par les dents du vagin) et la possession qui exorciserait la peur. Il y a un trouble masculin devant le corps de la femme.
7.Lilith, dont le mythe est issu de la Kabbale juive. Créée à partir de l’Adam, la terre, elle se considère comme l’égale de l’homme et refuse le statut d’épouse. Une femme rebelle qui garde son corps pour elle. Refusant la médiation de Dieu, elle est damnée.
Niée et chassée, Lilith se venge en devenant le serpent du jardin d’Eden qui tente Éve, la docile, et qui incite Caïn à tuer Abel, par jalousie. Comme ses enfants s’entretuent, l’homme refuse alors d’avoir des relations sexuelles avec Éve. Mais son sperme, tombé à terre, est récupéré par Lilith et lui permet d’enfanter des nuées de démons pendant cent trente ans.
Lilith, personnage ambigu, est tantôt dotée d’une sexualité et d’une fécondité intense tout en symbolisant également la frigidité et la stérilité. Elle représente un peu tout et son contraire mais surtout la perplexité et les peurs du mâle devant celle qui refuse son corps et le garde pour elle, condamnant l’humanité à ne plus se reproduire. Mais elle est sévèrement jugée et condamnée : sa prétention à être « comme l’homme » la voue à être frigide et stérile.
8.Saint Paul : dans la relation sexuelle, le corps appartient à l’autre. « Que le mari s’acquitte de son devoir envers sa femme et pareillement la femme envers son mari. En effet, le corps de la femme ne lui appartient plus : il est à son mari. De même, le corps du mari ne lui appartient plus : il est à sa femme. Ne vous refusez pas l’un à l’autre, si ce n’est d’un commun accord, pour un temps, afin de vaquer à la prière ; et de nouveau, soyez ensemble, de peur que Satan ne profite, pour vous tenter, de votre incontinence ». 1 Co 7, 3-5. Je note la parfaite symétrie dans le couple dans la disposition du corps de l’autre.
9.Distinguer le droit de disposer de son corps et l’image du corps que l’on donne : l’image, lorsqu’elle est publique appartient aussi à ceux qui la voient. Il est légitime que les pouvoirs publics réglementent les atteintes à la pudeur, par exemple, ou le port du voile s’il dissimule le visage (loi de 2009), ou les tenues impudiques des jeunes gens, filles ou garçons, dans les lycées.
Humanae vitae, 25 juillet 1968, §7.
Engendrer le tabou. L’interprétation du Lévitique 15, 18-19 et 20-18 et de la menstruation sous l’Ancien Régime, Cathy McClive, Annales de démographie historique 2013/1 (n° 125), p. 165-210. HYPERLINK « https://www.cairn.info/revue-annales-de-demographie-historique-2013-1-page-165.htm » https://www.cairn.info/revue-annales-de-demographie-historique-2013-1-page-165.htm;