Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Conférence du Vendredi Saint 2021 à l’Abbaye de Sylvanès
Qui, un jour ou l’autre, n’a été tenté de se dire que Jésus aurait pu éviter la mort, que celle-ci n’est qu’un fâcheux concours de circonstances ?
On aurait pu imaginer tant d’autres scénarios… Que les grands-prêtres aient été plus loyaux envers leur Dieu -tous n’étaient peut-être pas les calculateurs que l’évangéliste Jean décrit ; que Pilate ait été plus libre -après tout, Rome était loin, que Barrabas ait été un être encore plus plein de noirceur que la foule n’aurait pas supporté de le voir libéré ; et enfin, que Jésus ait voulu se cacher, en attendant que l’hostilité des chefs juifs se tasse.
Tous les esprits un peu portés à la nuance, au dialogue, sont heurtés par cette radicalité du choix de Jésus. Avec les grands-prêtres, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas fait preuve de beaucoup de pédagogie, alors qu’il en a à revendre dans son enseignement. Dit un peu trivialement, Jésus n’a-t-il pas cherché ce qui lui arrive ? Ne peut-on, même le lui reprocher ?
Eh bien non, cette solution négociée, prudentielle, presque « sage », n’est pas celle que nous livrent les évangélistes. Pour faire taire nos tentations et accepter d’ouvrir les yeux sur ce vendredi saint, nous devons accepter de nous questionner, d’« entrer en investigation », pour de bon.
Une nécessité interne
Nous devinons pourtant, à tâtons parfois, que Jésus ne meurt pas par hasard. Il y a une nécessité interne de la Passion, une nécessité à la fois théologique et anthropologique. Théologique parce que Jésus est le Fils du Père, le Verbe de Dieu et que la croix interroge les rapports entre le Père et le Fils. Anthropologique, tout simplement parce que Jésus assume la condition humaine, et qu’il se cogne de plein fouet au mal du monde.
Cela revient à se poser la question de fond, celle de savoir pourquoi Jésus est mort. C’est le défi du Vendredi Saint. Chaque année, nous entrons dans le mystère de cette mort, et chaque année, nous repartons le dimanche avec une compréhension différente, peut-être plus grande. Á très grands traits, je rappelle les explications majeures qui sont les plus communément retenues. Ces deux explications, d’ailleurs, se résument en une seule : Jésus est venu par amour.
-La première est que Jésus est mort parce qu’il a tout donné, jusqu’à sa vie.
-La deuxième est qu’il est mort pour rassembler l’humanité en s’abaissant lui-même. C’est ce qu’on appelle la kénose, c’est-à-dire l’abaissement volontaire du Fils de Dieu dans la condition d’un homme. Cette décision est évoquée par Paul, dans l’épitre aux Philippiens.
Lui qui est de condition divine, n’a pas revendiqué jalousement son droit d’être traité comme l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! (Ph 2,6-7)
Le verbe grec kénoô, se dépouiller, signifie que le Fils, en s’incarnant, tout en demeurant Dieu, a abandonné, tenu pour rien tout ce qui faisait sa condition divine, car il n’aurait pu vivre la condition ordinaire des êtres humains.
Pourquoi cet abaissement ? Parce que seul l’abaissement permet de constituer l’humanité, de la rassembler, puisqu’il va chercher le plus éloigné, le plus petit, le plus méprisé des êtres. Jésus est mort du supplice réservé au plus infâme des brigands, donc au plus bas de l’échelle sociale. Ce faisant, Jésus ramène l’humanité à sa vraie dimension, il la fait grandir : elle inclut tout le monde. Il a d’ailleurs beaucoup plus lutté contre l’exclusion que contre la pauvreté. Au double sens du terme, Jésus humanise : il porte au maximum le périmètre de l’humanité et il nous invite à être plus humains, en incluant plutôt qu’en excluant, en repoussant la sélection comme une entreprise deshumanisante. En s’abaissant pour ne laisser personne plus bas que lui, personne plus extérieur à l’humanité que lui, Jésus nous offre un humanisme saisissant, le plus intégral qui soit.
Observons en même temps que ce Dieu est radicalement différent des dieux grecs, indifférents au sort de l’humanité, et qu’il n’a rien à voir avec un dieu horloger qui orchestrerait la bonne marche du monde.
Pour notre réflexion, il faut savoir cet abaissement ne va pas sans « une suite », un retournement spectaculaire que Paul raconte dans cette même lettre : Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom, (…), et que toute langue proclame, de Jésus Christ, qu’il est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père (Ph 2,8-11).
Si Dieu « exalte », c’est qu’il « révèle » quelque chose de lui. Sur la croix, il se passe une révélation de Dieu. C’est ainsi qu’il faut comprendre cette parole de Matthieu, qui se place au moment exact de la mort de Jésus : le rideau du Temple se déchire (Mt 27, 51). Rideau qui cachait le Saint des Saints, lieu proposé à la Présence de Dieu pour qu’elle habite au milieu du peuple. Là, sur la croix, Dieu se révèle pleinement en son Fils, qui se donne pour le salut de tous.
Parce qu’il est le Fils de Dieu, et qu’il est venu pour nous, Jésus accepte d’entrer dans un processus assumé de subversion qui est pourtant en totale obéissance à la volonté de son Père qu’il a fait sienne : Mon Père m’écoute toujours, dit-il devant le cercueil de Lazare (Jn 11 41). Et il en expose la nécessité à ses disciples : c’est votre intérêt que je parte ; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas vers vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai. (Jn 16,7).
Et plus encore, une fois la Passion irréversiblement engagée, Jésus va donner son satisfecit à ce schéma. Tout est accompli, dit-il (Jn 19, 30), pour signifier que l’œuvre du Père est achevée. En somme, c’est fait et bien fait, comme il le fallait.
La croix, voulue par le Fils comme par le Père, n’est donc ni un hasard, ni une erreur, c’est « une logique », ou une « nécessité » voulue par le Père et le Fils, que nous cherchons à comprendre
Voilà les préliminaires sur lesquels nous allons nous appuyer pour avancer.
L’insupportable scandale de la croix
Il n’empêche que la croix est « scandaleuse ». Elle ne peut être comprise des Juifs qui attendent de Dieu des signes, ni des Grecs qui la trouvent contraire à la raison. Dans la 1ère Lettre aux Corinthiens, Paul se focalise délibérément sur ce qui va faire obstacle : Le langage de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu. (…). Et : « Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. (1 Co 1, 18 ; 25).
Voyez comme la croix rompt avec tout ce qui permet d’identifier habituellement le divin. Les esprits ne peuvent pas comprendre un tel Dieu. Et pourtant, Paul insiste : Je n’ai voulu voir en vous que Jésus crucifié (1 Co 2, 3) Par conséquent, en désignant le cadavre du crucifié comme le seul lieu de la révélation divine, Paul pointe un Dieu totalement autre, libre par rapport aux attentes humaines, un Dieu déroutant, inexplicable, scandaleux. Même s’il y a aussi une continuité entre le judaïsme et le christianisme, il y a une rupture profonde que la croix fait apparaître. Devant cette impuissance des grands courants culturels et religieux à comprendre la croix, c’est un païen qui seul voit juste : Voyant qu’il avait ainsi expiré, le centurion, qui se tenait en face de lui, s’écria : “Vraiment cet homme était fils de Dieu !”. (Mc15,39).
Est-ce un sacrifice que Jésus fait ? Oui, mais dans une totale liberté, comme c’est dit plusieurs fois. Si le Fils de Dieu s’est incarné, c’est pour assumer toute l’humanité, y compris dans la souffrance et la mort. Et c’est par ce don total de soi, lieu de la toute faiblesse, puisqu’on ne retient rien pour soi, que va s’exprimer la toute-puissance de Dieu.
Jésus évite deux dérives que nous n’évitons pas toujours
En effet, Jésus reste hermétique à toute forme d’orgueil, de pouvoir, comme le tentateur a dû le reconnaître au désert. Il n’est pas roi, il s’enfuit quand certains veulent le faire roi, et il rappelle comme un refrain devant ses disciples désappointés que son royaume n’est pas de ce monde. Les humiliations qu’il subit jusqu’à l’ignominie de la croix ne sont pas des postures de fausse humilité. Elles le rendent proche et solidaire de tous les opprimés.
-Jésus ne cherche pas la souffrance, il la traverse : Ce n’est pas la souffrance de Jésus qui nous sauve, c’est l’amour avec lequel il a vécu cette souffrance ; c’est tout autre chose, dit le théologien Yves Congar. La souffrance ne produit rien en elle-même.
Par conséquent, si la croix vient nous sauver, c’est parce que Dieu est venu jusqu’au plus profond de nos épreuves. Il accepte de se tenir là où la souffrance, le mépris, l’humiliation, se sont substituées à la compassion, au soin, à l’estime que l’on doit à tout être humain. Le Dieu des chrétiens est celui qui accepte de se tenir en ce lieu impossible. Si Dieu est amour, comme le dira Jean (1 Jn 4, 8), c’est parce que son amour n’est pas sélectif, il ne laisse personne dehors, il va chercher jusqu’au plus perdu, au plus démuni, au plus abandonné, des humains. Si Dieu est amour, lui seul peut se tenir sur la croix et pardonner à tous les êtres humains.
Le théologien allemand, réformé, Jürgen Moltmann (Le Dieu crucifié) va au bout de ce que nous venons de constater : « La croix n’est pas aimée et ne peut être aimée. Et cependant seul le Crucifié procure cette liberté qui change le monde parce qu’elle ne craint plus la mort. »
Par conséquent, si c’est sur la croix que Dieu se manifeste pleinement, si celle-ci accomplit le dessein de Dieu, on ne peut pas dire que sur la croix, les liens entre le Père et le Fils vont se rompre. Mais que se passe-t-il entre le Père et le Fils, pour que Jésus lance ce cri d’abandon ? Est-ce un véritable abandon qui se produit entre Jésus et le Père ?
Peut-on dire que sur la croix, Dieu « abandonne » son Fils ?
Le psaume 22, dont Jésus, en sa dernière parole (Mt 27, 46 ; Mc 15, 34), prononce le 1er verset, est un psaume complexe. Il s’ouvre sur la description d’un abandon insupportable (« Je suis un ver et non point un homme »), et il s’achève par un retournement : « Tu m’as entendu ».
Sur ce seul psaume, on pourrait dire que la réponse à la question est impossible : Jésus a-t-il voulu signifier l’abandon, ou l’exaltation de la résurrection ? Ou, hypothèse intermédiaire, l’évangéliste rédacteur aurait-il voulu laisser un petit caillou annonciateur du 3e jour, celui du relèvement ? Ou enfin, on a fait observer que celui qui appelle à l’aide et formule des reproches est encore relié à celui dont il dit qu’il l’abandonne. L’abandon est nié en même temps qu’il est déploré.
Par ailleurs, j’ajoute que le sentiment d’abandon est l’affect négatif majeur que nous puissions rencontrer. Dans une vie humaine, c’est le premier traumatisme possible : je suis abandonné, moi le nouveau-né fragile hors de ce ventre qui m’a protégé jusqu’à ma naissance. L’abandon est fortement ressenti par le bébé dont la mère devient indisponible, soit par véritable abandon, soit par maladie ou dépression. Il n’y a rien de pire à guérir. C’est dire que, si Jésus affronte même l’abandon, il a tout affronté.
Ce matin, dans le sermon de Saint Ambroise, nous avons entendu que Jésus a été faible parce qu’il prenait « ma faiblesse ». Il en serait alors de même pour l’abandon sur la croix. Cet abandon serait de pure bonté, pour assumer l’humanité.
Mais le théologien Jürgen Moltmann va bien plus loin. Il tente d’expliquer que c’est en Dieu même, dans la Trinité qu’il se passe quelque chose. Il dit que oui, le Père « livre » son Fils à la croix, le laissant « abandonné » et qu’il en souffre. Dans le cas de Jésus « livré » au monde, la Trinité elle-même serait donc affectée par cette mort.
L’abandon est nécessaire parce qu’il est la contrepartie de l’incarnation. Il faut que le Christ Jésus rejoigne tous les humains, qu’il se donne à tous, pour la justification de tous, y compris des impies, et même des ennemis de Dieu.
Ce don total de Jésus doit passer par l’acceptation de sa rupture avec le Père.
Autrement dit, la séparation radicale d’avec le Père est nécessaire pour souligner l’extrémité jusqu’à laquelle va Jésus pour le salut de tous. « Il faut » que Jésus soit abandonné. Ainsi prend tout son relief la phrase de Jean au début du Lavement des pieds : « Ayant aimé les siens, Jésus les aima jusqu’au bout » (Jn 13, 1).
Et ainsi, Dieu, en laissant son Fils livré à lui-même, fait que Jésus meurt totalement seul. En cela, il se fait solidaire de tous ceux des humains qui se sentent loin de Dieu, abandonnés par lui et qui souffrent de cette absence de lien. L’abandon peut ne pas être un rejet, mais il atteste que l’on est « livré » à la vie. C’est d’ailleurs le sens que Paul donne au verbe « livrer » quand il envisage l’abandon de Jésus par Dieu (Rm 8, 31). « Livrer » devient dé-saisissement volontaire, don. On peut appliquer cette précision à l’attitude de Judas, dont les évangiles disent aussi qu’il a « livré » son ami et non qu’il l’a trahi (c’est le sens du verbe grec utilisé par les quatre évangélistes).
Mais devant un tel constat, un gouffre peut s’ouvrir sous nos pieds : de même que l’habitude s’est prise de dire que Judas a « trahi », la question surgit : Par son abandon, Dieu aurait-il « « trahi » son Fils ? Le Père désavouerait-il l’attitude salvatrice de son Fils ? Serait-ce un désaccord entre eux ?
Non, ce serait une erreur théologique que de croire le Père impassible. Il faut croire en une communion profonde de volonté entre Jésus et son Père au moment de leur séparation la plus radicale, dans la mort, abandonnée et maudite, sur la croix. Croire en cette communion n’est pas un geste anodin : c’est même le lieu le plus radical de notre foi à nous.
Croire en cette théologie de la croix signifie adhérer à cet engagement sans réserve envers le Dieu crucifié. Et c’est téméraire car, comme le dit Moltmann, outre l’exigence de la conversion et du changement fondamental, « la religion de la croix produit le scandale ».
Que conclure de ces quelques observations ?
Nous devons, devant la profondeur du gouffre où Jésus est entraîné, poser des affirmations fortes et sans détours. Il nous faut, avec gravité, essayer d’aborder la croix, non comme un mauvais quart d’heure à passer, mais comme le moment essentiel de notre condition de chrétien. En nous montrant un Dieu qui prend tout de la condition humaine jusqu’à la déréliction la plus insoutenable, jusqu’à l’abandon de sa condition divine et l’abandon de toute apparence de lien avec son Père, la croix est une oeuvre d’humanisation sans pareille.
Non seulement la croix nous montre que l’humanité se condamne elle-même en excluant les petits, les faibles, mais elle fait de Jésus un allié indéfectible de notre condition, un Dieu qui a basculé du côté des êtres humains, pour de vrai, jusqu’à l’entièreté du don. Ce matin nous avons entendu Ignace d’Antioche nous dire : « Mes archives, c’est le Christ », en réponse à ceux qui lui disaient que le Christ n’était pas mentionné dans les Écritures. Il voulait signifier par là que le Christ lui offrait tout ce dont il avait besoin pour vivre.
Avec d’autres mots, j’ai tenté de dire la même chose : le Christ, par sa croix, nous humanise. La croix n’est pas un hasard. Et nous aussi, nous ne sommes pas venus à Sylvanès par hasard. Nous sommes venus pour nous laisser humaniser par la croix.
Anne Soupa, Vendredi saint 2021, Sylvanès. Document à usage privé, strictement interne.