Fallait-il que Jésus meure ?
Qui ne s’est un jour demandé pourquoi cette phrase figure dans les évangiles ? Elle ouvre à tant d’interprétations, dont certaines sont fort redoutables, que c’est presque un devoir de salubrité spirituelle que de vouloir comprendre. Pourquoi « fallait-il » ?
Tentons donc de paver un chemin sûr parmi les interprétations de cette parole, un chemin qui ne nous détourne pas du cœur du message évangélique mais nous en rapproche.
Qu’est-il exactement dit dans les évangiles ? Les trois évangélistes Matthieu, Marc et Luc la rapportent, dans une séquence semblable :
« Le Fils de l’homme, dit-il, doit souffrir beaucoup, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être tué et, le troisième jour, ressusciter. » (Luc 9, 22 //Mt 16, 21-23 ; // Mc 8, 31).
La séquence chez Matthieu est un peu plus riche, car elle est mise en contexte : « Á dater de ce jour, Jésus commença de montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, etc… »
Elle est suivie par une parole de Pierre qui se fait vertement tancer :
« Pierre, le tirant à lui, se mit à le morigéner en disant : « Dieu t’en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera point ! » Mais lui, se retournant, dit à Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! tu me fais obstacle, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ! »(22-23).
Enfin, rappelons que cette phrase a été reprise après la résurrection :
« Alors il [Jésus] leur dit : « O coeurs sans intelligence, lents à croire à tout ce qu’ont annoncé les Prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire ? » (Luc 24, 25-26).
L’affirmation est donc insistante et, malgré son âpreté, elle doit être abordée sans détour. S’il fallait que Jésus meure, il fallait sans doute, au seuil des trois jours de ce Triduum, en parler ensemble. Regardons de près ce qui est dit.
1.Je dois d’abord reconnaitre que, sans même m’en rendre compte, j’ai modifié cette annonce en lui mettant un point d’interrogation. J’exprimais sans doute le point de vue commun qui est de questionner ce il fallait. Ce faisant, se construit une alternative : Fallait/fallait pas ? En fait, inconsciemment, mais à dessein, je/nous adoucissons le trait. Mais si nous consentons à enlever le point d’interrogation, nous serons vite saisis par la radicalité de l’annonce ! La phrase rapportée commence par : il fallait. Et ce n’est pas seulement un fait, Jésus ne dit pas seulement qu’il va mourir, il dit il fallait. Et il ne dit pas non plus : « Je dois aller à Jérusalem, souffrir, mourir et ressusciter ». Non, le il fallait marque une insistance.
Sans doute derrière la dénégation de Pierre rapportée à l’instant, se cache une première interprétation souvent intérieurement ébauchée, mais rarement avouée :
2.Et si Jésus était mort par hasard ? Il me semble que, si le poids de 2000 ans de christianisme n’avait pas convaincu chacun de la nécessité pour Jésus de « souffrir, mourir et ressusciter », la question traverserait l’esprit de tout le monde. Laissons-nous donc questionner par ces autres scénarios liés au hasard. 1. Imaginons que les grands-prêtres aient été plus loyaux envers leur Dieu et aient reconnu que Jésus était un vrai « ami de Dieu » et non un blasphémateur. En effet, tous n’étaient peut-être pas les calculateurs que l’évangéliste Jean décrit. 2. Imaginons que Pilate ait été plus libre -après tout, Rome était loin. 3. Imaginons que Barrabas ait été un être encore plus plein de noirceur et que la foule n’aurait pas supporté de le voir libéré. 4. Et enfin, laissons-nous dire que Jésus aurait bien pu, s’il l’avait voulu, éviter cette mort. D’abord, il aurait pu se cacher, comme il l’a fait un certain temps, après la résurrection de Lazare (Jn 11, 54), en attendant que l’hostilité des chefs juifs se tasse. Ensuite, sur la Croix, il aurait pu demander à son Père des légions d’anges pour le délivrer (Mt 26, 53).
Tous les esprits un peu portés à la nuance, au dialogue, tous ceux qui aiment négocier avec les obstacles, sont heurtés par cette radicalité du choix de Jésus. Avec les grands-prêtres, le moins que l’on puisse dire, c’est que Jésus n’a pas fait preuve de beaucoup de pédagogie, alors que son enseignement montre son immense talent de pédagogue. Dit, un peu trivialement, Jésus n’a-t-il pas cherché ce qui lui arrive ? Ne peut-on, même, le lui reprocher ? Le bien n’aurait-il pas plus facilement triomphé si Jésus avait convaincu ses adversaires et s’il était resté en vie ?
Eh bien non, cette solution négociée, prudente, presque « sage », n’est pas celle que nous livrent les évangélistes. La violence de la réaction de Jésus aux propos de Pierre est à bien entendre. Elle montre combien nous nous rebiffons devant le il fallait. C’est ici le moment de rappeler ce propos de Paul : « Ce qui est folie aux yeux du monde, est puissance de Dieu » (1 Corinthiens, 18).
- Donc, l’ensemble de la séquence souffrance rejet, mort, résurrection s’impose. Mais La grande question est alors de savoir d’où vient cette obligation ? Vient-elle de de Dieu, ou des hommes ? Et pourquoi est-elle une obligation ? Tentons donc de répondre à la question du « pourquoi » de cette mort. Au cours de l’histoire, d’innombrables lectures de cette nécessité se sont succédé, séparément ou ensemble. 1. La plus classique veut que « Dieu ait un plan ». Qu’il ait envoyé son Fils pour racheter, par le sacrifice de sa vie, la faute originelle du premier couple. Jésus, donc, devait mourir, par le dessein du Père. 2. La seconde lecture, aussi classique (les deux peuvent bien sûr se croiser), met en accusation le monde. Il fallait à cause des êtres humains. Pour certains, le monde l’a tué parce qu’il s’est dit Fils de Dieu (c’est l’accusation de blasphème), pour d’autres, parce qu’en faisant le bien, il gênait.
Je vais seulement tenter d’approcher la dernière hypothèse : Jésus meurt parce qu’il contrariait les jeux de pouvoir de certains, alors qu’il ne faisait que le bien. Ce constat est une charge d’une violence inouïe. C’est une grandiose dénonciation du monde, un procès terrible contre l’humanité. Ce simple il fallait dit que notre humanité n’est pas capable de laisser en vie un innocent qui ne fait que le bien. Il questionne. Ne serait-ce que cela, l’humanité, une machine à broyer ses enfants ? Les êtres humains qui ont reçu la vie donneraient la mort à ceux qui servent la vie même ? La Bible l’a déjà raconté, avec le meurtre d’Abel par Caïn, mais la mort de Jésus redouble et renforce le jugement du monde, car de l’innocence d’Abel on ne sait rien, alors que, de celle de Jésus, on est sûr.
Questionner le il fallait est donc la démarche récurrente, obsédante de toute l’humanité, avec ou même sans recours à une quelconque religion. Pourquoi consentons-nous à nous amputer nous-mêmes, pourquoi organisons-nous cette sélection organisée entre nous, ce suicide, même ? D’où vient cette maladie de l’humanité, qui s’annonce même comme sa nécessité interne, le chiffre de son fonctionnement ?
- Quelques observations restreignent la mise en procès du monde
Il importe de remarquer que cette annonce n’arrive qu’au milieu des récits des évangélistes (en Matthieu 16 sur 28 chapitres, en Luc 9 sur 24 chapitres, en Marc 8 sur 16 chapitres). Cela tendrait à laisser penser que non, au début de la prédication de Jésus, il ne fallait pas d’une manière absolue, comme une prédestination courue d’avance, comme un oukase divin, que Jésus meure. Sa prédication commence dans l’enthousiasme, on peut donc penser que Jésus avait l’espoir d’être entendu, que les foules se convertiraient et que, voyant le souci du bien envahir la foule, les chefs juifs aussi feraient la vérité en eux et se convertiraient.
-Sinon, posons-nous la question, Jésus aurait-il entrepris son ministère ? Ah, certes, si Jésus est consentant dès le début à la volonté sacrificielle du Père, alors oui, il y va dans un dessein sacrificiel absolu. Mais bien peu d’entre nous, aujourd’hui, entrent dans cette vision des choses, car nous savons les pièges de l’exaltation de la souffrance, du masochisme, de la victimisation érigée en système. Derrière ces comportements, c’est la pulsion de mort qui mène la danse. Et Jésus a assez défendu la vie pour qu’on ne le soupçonne pas du besoin de se détruire.
Non, si Jésus accepte de sacrifier sa vie, ce n’est pas pour souffrir. Il meurt pour donner et montrer que le don conditionne toute la vie en société, ce qui n’est pas du tout pareil. Simplement, en chemin, il rencontre la souffrance. Jésus ne souffre pas pour souffrir, mais pour donner, il traverse la souffrance.
Par ailleurs, si au Mont des Oliviers (Mt 26, 39), il se range à la volonté du Père ce n’est pas, selon moi, parce que le Père lui demanderait de mourir. Ce que les évangélistes appellent « la volonté du Père », c’est d’annoncer la Bonne Nouvelle d’un salut qui s’est approché. Jésus dit bien : « J’ai achevé l’œuvre que tu m’avais donnée » (Jn 17, 4). Quelle est cette oeuvre ? Celle de libérer, ce qu’a fait Jésus sans relâche tout au long de son ministère public. La volonté du Père est de libérer l’humanité de ses entraves, elle n’est pas de faire mourir.
Je pense donc, appuyée sur le fait que le il fallait n’arrive qu’au milieu des évangiles, que Jésus a choisi délibérément, par confiance en la bonté de cette création que sont les êtres humains, de laisser une chance à l’humanité de se convertir. Non, il ne fallait pas de toute éternité, il n’y a pas de fatum, de destin, en christianisme, mais toujours un espace de liberté à utiliser pour la conversion au bien.
-Par-contre, observons que, dans les récits évangéliques, le camp du refus se fait très vite entendre. Dès Marc 3 6, on nous dit que les Pharisiens et les Hérodiens ourdissent un complot contre Jésus, et sa famille dit qu’il a perdu la tête (3, 21). Matthieu, dès le chapitre 2, rapporte qu’Hérode organise le génocide de tous les enfants de moins de deux ans (Mt 2, 13-23), Luc souligne que les habitants de Nazareth, sa ville, le rejettent (Luc 4, 16-30). Et en Jean, malgré une organisation différente du récit, Jésus suscite très tôt l’hostilité des chefs juifs en chassant les marchands du Temple (Jn 2, 13-22).
Très vite, Jésus a donc constaté les fissures qui mettront à mal son hypothèse initiale. La réception de son message se fait mal, malgré les guérisons, les réinsertions, les conversions. L’humanité dans son ensemble, observée depuis ce petit terreau palestinien qui sert d’échantillon, ne suit pas Jésus.
Cependant, jusqu’au bout de la vie de Jésus, il restera des gens de bien : le disciple que Jésus aimait, les femmes, Joseph d’Arimathie et Nicodème, par exemple. Toutes ces observations renforcent la réalité d’une liberté, mais d’une liberté de reste.
Donc, nous voici devant un tableau assez contrasté, mais c’est celui que je propose à notre entrée dans ces jours saints. Oui, il fallait que Jésus meure, mais il aurait pu ne pas falloir, si l’humanité s’était convertie.
Après cette sorte de diagnostic, des questions viennent. La plus fondamentale est de se demander pourquoi Jésus meurt.
- Jésus meurt sous une double accusation
Les évangélistes disent clairement que Jésus meurt à cause d’une double accusation, venue d’abord des grands-prêtres du Temple. Puis, à la fin de son ministère, va apparaître une seconde accusation, issue des autorités romaines. Quelles sont-elles ?
-L’opposition des religieux. Ceux-ci, pharisiens et sadducéens, accusent Jésus de mal interpréter la loi et même de blasphémer, c’est-à-dire d’insulter Dieu en paroles, faute qui, selon la loi juive, entraîne une condamnation à mort. Le ton assuré de Jésus devant la Loi (« On vous a dit… moi je vous dis…) et d’autres propos) ont été interprétés ainsi. Mais surtout, Jésus rappelle que la vraie pureté est celle du cœur et non des rites ; il accueille les pécheurs, sans crainte ni exigence rituelle. En somme, il refuse de dévoyer la religion en légalisme, en formalisme, en rites exécutés avec scrupule, en somme, il refuse l’irruption de la magie et finalement de la bêtise dans la religion.
Alors, si la Passion est le jugement du monde, c’est d’abord et surtout, le jugement des religions, au sens bien plus large que la seule religion juive, et plus exactement des travers des religions. Travers qui consistent à fossiliser l’esprit pour la lettre, à privilégier la forme, le rite, le légalisme, la procédure, au détriment du cœur. Travers qui existent dans les institutions, mais aussi en toute personne, même parfois en ceux qui ne revendiquent aucun lien avec le religieux, car le travers est d’abord psychologique. Tragique brisure dans un discours des religions qui, d’un côté, promet de relier l’humanité à Dieu et de lui apporter le bonheur, mais de l’autre s’égare dans des contraintes procédurières qui, en fin de compte, entravent sa marche vers le bonheur… Cette dérive n’est pas que d’hier. Elle revient toujours, car à chaque génération, les esprits doivent traverser cette tentation.
Certes, la forme, le rite sont importants, nous en avons besoin, mais le rite n’est que le signe d’autre chose : d’une naissance, d’un passage, d’une séparation. N’oublions pas que tous les passages de la vie sont plus difficiles à traverser qu’on ne voudrait parfois le croire. Ils requièrent un travail intérieur qui ne peut se faire que si l’être profond, le cœur, y consent, et si une parole vraie accompagne ce moment. Donc, le rite ne sert à rien s’il n’ouvre pas les cœurs. Par conséquent, Jésus est bien fondé à insister sur la mobilisation intérieure de la personne pour traverser harmonieusement sa vie.
Les positions de Jésus sur l’accueil des pécheurs sont particulièrement irritantes pour les chefs religieux parce qu’elles les mettent en face de la contradiction que je viens d’énoncer. Ils ne peuvent qu’être embarrassés de dire non à ce qui conduit au bien des personnes ! En effet, en refusant les règles d’impureté, Jésus fait le bien : il inclut au lieu d’exclure. En voulant atteindre le cœur, il invite à une meilleure qualité de vie de chacun et à de de meilleurs rapports entre les personnes. En enseignant sans être passé par les écoles des maîtres rabbis, il montre que l’interprétation de la loi appartient à ceux qui en ont acquis la compétence et ont l’autorité morale pour le faire. Ce sont des actes de libération dont l’envers est la perte d’un pouvoir. Les autorités religieuses, en multipliant les exigences, masquent tout simplement un intense désir pouvoir. Et voilà que ce Jésus restreint leur champ d’intervention, donc de pouvoir. Alors qu’ils voudraient étendre toujours plus leur pouvoir en intimidant et même en culpabilisant les petites gens, afin de se rendre indispensables dans le processus de salut, Jésus les en prive. Il dénonce leur avidité de pouvoir, car elle suscite et aggrave un sentiment de peur parmi les petites gens. Il n’est donc pas étonnant que l’hostilité des chefs religieux soit extrême, et qu’ils veuillent à toute force faire taire celui qui met à nu cette vérité qu’ils voudraient laisser cachée.
-L’opposition des autorités romaines. S’ajoute à cette hostilité celle, vers la fin du ministère de Jésus, du pouvoir romain. Pilate a beau dire qu’il ne trouve rien à reprocher à ce juste, il s’est laissé piéger par les chefs religieux, parce qu’il craint le désordre. La condamnation à mort vient de lui. Pouvoir et lâcheté vont de pair.
–Chefs religieux et pouvoir romain s’entendent donc pour mettre à mort ce Jésus, cet homme innocent qui « a passé faisant le bien » (Actes 10, 38), soignant, enseignant, guérissant des démons, libérant de nombreuses servitudes. Faire le bien dérange des intérêts de pouvoir, pouvoir d’argent ou de prestige. Faire le bien, culpabilise aussi ceux qui ne le font pas assez et s’en sentent déjà coupables. Le Il fallait nous oblige à voir sans fard aucun que le bien n’est pas aimable, que nous ne voulons pas vraiment faire le bien. Souvenons-nous de François d’Assise, allant répétant comme une tragédie : « l’amour n’est pas aimé ».
Jésus, en libérant ceux qu’il rencontre, s’en prend, indirectement et sans le dire, au pouvoir ; plus d’ailleurs, à celui des religieux qu’au pouvoir politique. Observons qu’il ne s’en prend pas à tout exercice du pouvoir, mais à la servitude à laquelle certains pouvoirs conduisent.
C’est une tragédie de voir que la libération, la réintégration dans le champ social, l’affranchissement des règles de pureté sont insupportables aux êtres même qui devraient en être les acteurs. Tragédie qui ne s’est pas éteinte avec les siècles. En d’innombrables circonstances, faire le bien a poussé à la mort plutôt qu’à recevoir des louanges. Le plus souvent, c’est par la violence d’une mise à mort que l’on se débarrasse de personnes de ce genre. Mais il n’y a pas que la mort. L’esprit humain est très doué pour marginaliser, ou dénigrer, ou même traiter de simplets ou d’inadaptés ceux qui font le bien. Écoutons dans notre monde la violence des critiques qui fusent contre ceux qui font le bien à mains nues, en dénonçant les oppressions, par leur parole et leur force de conviction, comme Gandhi ou Martin Luther King, et même la jeune Greta Thunberg, par exemple. Combien de critiques non fondées, épidermiques, a -t-elle subies ! Pourquoi tue-t-on ceux qui s’interposent pour aller vers la paix, comme Yitzhak Rabin en Israël (1995), qui avait conclu les accords de paix entre Israël et la Palestine ? Oui, demandons-nous vraiment pourquoi tant de violence envers ceux qui font le bien ? L’une des raisons majeures est psychologique : enlever son pouvoir à un être qui s’est construit sur le pouvoir, c’est le menacer de disparaître. Alors, pourquoi quelqu’un s’est-il construit sur le pouvoir ? Peut-être par répétition d’un pouvoir subi dont il veut se venger, un pouvoir subi qui inflige un grand malaise intérieur, une insécurité insupportable ? Finalement, c’est la peur de n’être plus rien du tout qui pèse sur les êtres de pouvoir.
Ces observations ne sont pas réservées aux grands dictateurs. Très souvent, elles nous concernent, au travail, dans le monde associatif, en famille. Acquérir ou garder un pouvoir (retenir une information, par exemple) est pour bon nombre d’entre nous un moteur puissant. Comment accepter d’y renoncer ? Pour gagner quoi ? C’est à cet exercice décapant que s’est livré Jésus lors des tentations. Relisons le récit. Il est dit à la fin : « Et les anges le servaient » (Mt 4, 11). Mais si Jésus a renoncé à dominer tous les royaumes de la terre, il a sans doute gagné là que les anges s’inclinent. Devant quoi ? Devant son autorité morale, celle qui vient de la connaissance de soi et celle qui rend à Dieu seul le pouvoir. Et de surcroît, Jésus s’est acquis l’amitié, la bienveillance de son Père.
C’est cet amour partagé avec le Père qui permet à Jésus de faire le bien quoi qu’il lui en coûte. Les évangélistes nous le font comprendre, peu après avoir rapporté le il fallait. Ainsi Luc : « Il durcit son visage et prit résolument le chemin de Jérusalem » (9, 51). Jésus n’a pas succombé à la facilité du mal. Il avance vers sa Passion.
5.En acceptant sa mort, Jésus offre aussi le par-don
En assumant le il fallait, Jésus va plus loin que le don de sa vie. Il offre aussi au monde le pardon. Sur la Croix, il dit : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34). Parole à peine croyable, à la fois pour la victime et pour le bourreau. Jésus, victime innocente condamnée au supplice, ne meurt pas en maudissant ses assassins. Qui en est capable ? Pour le bourreau, sa faute est dépassable. Il n’est plus enfermé dans son acte. Il retrouve sa liberté d’agir, son avenir.
Jésus, ici, n’a comme ennemi ni Pilate, ni le grand-prêtre, mais seulement le mal, qu’il veut réduire à merci. Le grand combat de la Passion a lieu le vendredi saint, quand Jésus, par le pardon donné, est victorieux du mal. La Croix, lieu du don et lieu du pardon, est bien le lieu de l’amour total, celui qui ne retient rien par devers soi et libère de toutes les fautes.
6.Dans quel contexte Jésus prononce-t-il ce il fallait ?
-Il convient maintenant de nous intéresser au contexte dans lequel Jésus prononce le il fallait. C’est une parole adressée. « Á dater de ce jour, Jésus commença de montrer à ses disciples… » (Mt 16, 21). Cette précision atténue le trait, elle le situe dans une démarche presque pédagogique. Jésus semble nous dire « apprenons ensemble ce que contient ce il fallait. Pour moi, c’est presque une invitation douce, que nous pourrions recevoir comme si Jésus lui-même nous la disait, en ce moment.
- Enfin, la séquence va bien plus loin que la mort
Plusieurs mots comptent dans l’ensemble de cette séquence.
–Jérusalem : la ville est ici montrée du doigt pour son rigorisme. Elle est le lieu de la plus grande orthodoxie religieuse ; le lieu de la rigidité, de la ritualité. Elle va devenir la ville du conflit avec Jésus. Cette mention accentue la charge contre ce qui, dans les religions, se montre trop rigide, trop « observant », trop formaliste.
-Puis sont nommés ceux qui font souffrir, « anciens, grands-prêtres et scribes ». C’est le trio des gens de pouvoir en Israël. Notons bien que, chez Matthieu (16, 21), ils font souffrir Jésus dès maintenant. Jésus souffre d’une souffrance morale, celle de voir le bien refusé par ceux-là même dont c’est le métier de le pratiquer. Il souffre de la dureté des cœurs, du contre témoignage apporté à la miséricorde de Dieu. Ce trait est rarement souligné, alors que nous nous appesantissons volontiers souvent la souffrance du corps.
–Être tué. Jésus annonce sa mort. En toute lucidité et en toute sobriété. C’est un fait, rien de plus. Il ne dit pas « être assassiné », il ne porte aucun jugement. Cette sobriété annonce le pardon qui sera donné à la Croix.
–Ressusciter. La présence de ce mot fait dire aux observateurs que l’ensemble de l’annonce vient des évangélistes et non directement de Jésus. Elle dit leur foi en la résurrection. Mais Jésus, lui, savait-il qu’il resusciterait ? Sa confiance en son Père n’est certainement pas à mettre en doute. Mais la parole d’abandon prononcée sur la Croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 26, 46) est aussi à prendre au sérieux. Les théologiens contemporains, en effet, insistent sur la réalité de l’incarnation de Jésus. Ils prennent au sérieux le fait que l’homme Jésus endosse toute la condition humaine, en particulier la mort, avec ce puissant sentiment de solitude qui accompagne la fin de la vie. Ainsi, le théologien Jürgen Moltmann, s’il ne met pas en doute la confiance de Jésus envers son Père, insiste sur l’abandon plénier au moment de la mort. En conséquence, il est plus évident de proposer que Jésus ne savait pas qu’il ressusciterait.
Mais il est essentiel de rappeler que le il fallait englobe la résurrection. Ce rappel élargit notre questionnement initial. Pour quoi Jésus meurt-il ? Parce que ne jamais céder sur le bien à accomplir porte en soi la résurrection. C’est une oeuvre de salut.
Nous en sommes arrivés, je l’espère, à constater que nous ne sommes pas seulement ici au seuil de ce triduum pascal pour « ne pas refuser » d’entendre le il fallait. Oui, il fallait, et c’est de notre fait, à nous autres du pays des humains. Oui mais le pardon est en tension avec cette dénonciation. Il ne l’atténue pas, mais il ouvre un avenir. Il dit « ne continuons pas ! ».
Mais nous sommes ici pour bien davantage. En particulier pour mieux comprendre que Jésus est mort pour nous. Non qu’il faille se sentir coupables d’un si grand sacrifice, mais parce que ce mystère nous ouvre le salut. « Salut », un bien grand mot dont beaucoup peinent à voir le contenu. Pourtant Jésus nous offre vraiment le salut. En nous montrant au moins trois réalités essentielles pour vivre : 1. Que le don permet la vie en société, sinon, c’est la guerre. 2. Que le pardon ouvre un avenir à ceux qui n’en n’ont plus. 3. Que l’abaissement du Fils de Dieu rassemble toute l’humanité en assumant tous les autres abaissements, et rend à tous leur dignité. Si un Dieu a consenti à cet abaissement, c’est que toute l’humanité est digne d’estime.
7.En somme, la réponse la plus authentique au pour quoi Jésus est-il mort est de se demander pour qui il est mort. Jésus est mort pour nous, comme il est dit à plusieurs reprises : « le sang de l’alliance versé pour la multitude (Mt 26, 28). Alors, le il fallait devient une chance. Il est permis de penser que c’est en ce sens que les évangélistes, après la résurrection, l’ont compris. Loin d’être une fatalité, le il fallait devient la possibilité du salut. Cela valait bien que nous allions y regarder ensemble !
Anne Soupa, Sylvanès, jeudi saint 2023