La Cène en ouverture des JO
Lettre n° 29, Ouverture des JO Le 28 juillet 2024
Chères amies, chers amis
Vous l’avez vue, cette photo décalée, un peu énigmatique… Une femme, grosse, entourée de drag queen – au nombre de douze, mais je ne les ai pas tous vus- qui fait avec ses mains le geste d’un cœur ouvert, symbole de l’amour. En voyant la scène, qui passait très vite sur mon écran, j’avoue ne pas avoir reconnu la Cène, mais j’ai pensé à une célébration orientale, plutôt bouddhiste. Preuve que le message était loin- et sans doute volontairement- des conventions habituelles. Or, dès le lendemain, la Conférence des évêques regrettait que cette cérémonie, exceptionnelle, ait « inclus des scènes de dérision et de moquerie du christianisme ».
Que les évêques aient reçu cette scène comme une moquerie me questionne. Les gens gros ou les hommes travestis en femmes seraient-ils donc « par nature » moins respectables que d’autres ? Je crains que les évêques ne se soient, en réalité, trahis, qu’ils n’aient laissé parler leur inconscient pour lequel un être humain du milieu du rang est plus plus honorable que celui ou celle qui occupe le bout du rang. Mais si ces évêques parlent au nom du Christ, ils savent que son propos est à distance des conventions sociales d’une société donnée. Parlent-ils ici seulement au nom de l’honorabilité sociale ?
Deux observations me viennent à l’esprit.
La première est que je ne crois pas du tout que les auteurs de cette parodie aient voulu se moquer, ni des gens gros ou travestis, ni du christianisme. Bien au contraire ! Ils nous offrent simplement une autre lecture. Et même, ils profitent d’une audience exceptionnelle pour attirer l’attention sur ces personnes grosses, malmenées par la société, au point de devoir, parfois, payer deux billets pour s’asseoir dans un avion, tant elles ne sont pas « calibrées » comme la société marchande le voudrait. Nous sommes ici en face de la défense d’une cause. Arguer que l’on se sent moqué est, non seulement l’aveu d’un tropisme complotiste ou victimaire, mais c’est avouer que les gros et les travestis n’ont pas leur place, ni sur la scène publique, ni dans le projet pastoral de ces responsables d’Églises.
La seconde est que le Christ a tout assumé de la condition humaine. Son projet est la réconciliation totale de l’humanité. Son premier souci, bien au-delà de la pauvreté (« Des pauvres, vous en aurez toujours ») est celui de l’exclusion. Tant qu’il le peut, Jésus réintègre : les lépreux, la femme aux pertes de sang, les intendants malhonnêtes… Par conséquent, le combat actuel de l’inclusion est un combat évangélique. Cette radicalité de Jésus est parfois gommée par notre tropisme récurrent pour la respectabilité sociale, mais, si l’on désire devenir chrétien un jour, il faut tenter de l’apprivoiser, pour un jour l’accepter, car, oui, elle est éprouvante. Le christianisme est un devenir, pas une identité. Et la radicalité reste notre horizon. En tous cas, plutôt que de s’offusquer, je pense qu’il faut accueillir cette performance comme un geste qui fait réfléchir.
Enfin, représenter le Christ sous des traits qui, bien évidemment contredisent l’histoire, est une liberté qui découle des positions théologiques prises par l’Église elle-même. Si le Christ est « Sauveur », c’est parce qu’il dépasse les critères de genre quels qu’ils soient, pour tout assumer de la nature humaine. Aussi, une femme, grosse, peut tout à fait le représenter. Et si les douze apôtres juifs deviennent ici des travestis, c’est parce que les travestis existent et, qu’on l’approuve ou non, ce n’est pas le sujet. Jésus, lui, a assumé. Judas, l’ami très cher, le dépositaire de la bourse, qui a pourtant livré son ami, Judas était présent à la Cène, et Jésus lui a donné la bouchée, et il ne lui a fait aucun reproche. Alors pourquoi une femme grosse et douze dragqueen n’y seraient-ils pas invités ?
Si je prends cependant un peu de recul, quelques questions me viennent.
Tout d’abord, je m’étonne qu’une représentation religieuse figure dans une cérémonie organisée par un État qui met la laïcité au centre de son dispositif législatif. Comme le dit l’article de la loi de 1905, « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Est-il cohérent de demander au contribuable de payer cette représentation ?
Ensuite, j’avoue avoir presque éprouvé un certain malaise à voir autant de corps féminins presque dénudés. Était-ce encore des personnes qui chantaient ou dansaient, ou seulement des corps sur investis dans leur dimension sexuelle ? Des corps aux seins artificiellement gonflés, aux jambes sur exposées ? Est-ce là le féminisme ? Je crains qu’il y ait encore des combats difficiles à mener pour que le corps des femmes ne soit pas réduit à sa dimension d’objet de plaisir pour des hommes.
Enfin, cette soirée, avec son insistance, à la fois sur le sexe et sur l’amour, me pose la question de leurs liens. La réconciliation actuelle de nos sociétés avec la sexualité ne doit pas masquer l’immensité du projet d’aimer. Si la sexualité est souvent un chemin vers l’amour, elle n’en est pas toujours la condition. Le corps est sexué, mais pour dire qu’il aime, il dispose d’un langage très varié, qui ne passe pas nécessairement par une sexualité active. En mille circonstances, l’amour se dit sans que le corps ne soit concerné. Ainsi, le souci de la justice sociale, la non-discrimination entre les personnes, l’écoute attentive et bienveillante de tous, sont des gestes d’amour.
Par conséquent, lorsque la dame de la Cène des JO ouvre ses mains en forme de cœur, elle doit aussi faire comprendre à ses apôtres empêtrés dans des manifestations de genre qu’aimer est une entreprise bien plus vaste que leurs travestissements ne le laissent penser. Mais quiconque a lu les évangiles sait que les apôtres n’ont rien compris à ce qui se passait, et qu’il leur a fallu beaucoup de temps pour y parvenir. Tout espoir n’est donc pas perdu…
Anne Soupa