La vision de l’Eglise d’André Gouzes
L’Eglise d’André, nous la connaissons, nous l’avons pratiquée tant et tant de fois que nous saurions en dessiner le périmètre :
Nous savons les mots qui la désignent : Accueil, fraternité, participation du peuple, sens du symbole, centralité du mystère pascal, conscience aigüe d’aller vers plus grand que soi… Nous portons cette E en nous, et elle nous porte encore.
1. André a connu une Eglise qu’il a vu disparaître
-Dans l’enfance d’André, l’Église était l’épine dorsale de la société » (SP p. 23). Et « la paroisse était une entité de vie sociale qui n’a pas aujourd’hui son équivalent » (SP p. 24). « La chapelle du collège, toujours illuminée, toujours fleurie, sentait bon la cire d’abeilles, les parfums mêlés des fleurs et de l’encens. Elle était là comme une sorte de soleil tranquille au milieu de la vie, où l’on pouvait aller porter ses peines et ses joies, où l’on se retrouvait quotidiennement pour de beaux offices » (SP p. 32). « Je conserve de ces années là la mémoire d’une large respiration personnelle et spirituelle » (SP p. 33). « Dans le fond, le grand livre de l’art, le livre de la beauté, c’est sur les genoux de l’Église que je l’ai ouvert. » (SP p. 34).
-Cette E a disparu, dans les 20 ans qui ont suivi la fin de la guerre. Exode rural, déchristianisation… André a reçu Mai 68 comme un appauvrissement liturgique grave. Et « la théologie a souvent été atteinte dans sa substance, réduite à n’être que la part subjective et moralisatrice d’une théorie sociale » (SP p. 75). André a profondément regretté le mouvement liturgique qui a suivi mai 68. « On en a détruit la dimension sacrée pour en faire une sorte d’auberge espagnole, de happening où chacun venait pousser son cri » (SP P. 78). « Ils ne se sont pas rendu compte que ce qui touchait à la vie de l’Église, à l’expression de la foi, prenait racine dans des réalités sociales, historiques, anthropologiques excessivement complexes et qui, au cours des siècles, avaient tissé le visage de toute une humanité chrétienne » (SP p. 79)
2. André formulait de nombreuses doléances envers ce qu’était devenue l’Eglise.
-Elle ne parvient plus à nous faire redécouvrir un art de vivre ensemble. Les communautés s’effritent.
-Elle a connu un appauvrissement symbolique en se laissant gagner par la rationalité.
– Elle s’est laissé gagner par la pesanteur d’un appareil religieux (juridisme, ritualisme froid, conceptualisation). « Dans l’Eglise, il y a la tête et le corps, mais il n’y a pas le dessus et le dessous » (ERp. 69). « On aimerait tant voir naître une organisation des responsabilités où dominerait un sentiment effectif des relations fraternelles, où tous les baptisés se reconnaîtraient parfaitement égaux dans l’accomplissement de leurs services mutuels ».
Tte la vanité de la hiérarchie lui était insupportable. Juridisme, rubricisme de la liturgie, etc…
« Moi aussi, j’ai coutume de dire que je perds la foi après Pâques et que je la retrouve le Vendredi Saint… Une messe triste est un péché mortel. En Christ, nous célébrons le mystère de la joie totale parce que nous ne célébrons pas que sa mort, mais aussi sa résurrection. Toute messe doit être une fête de la joie » (AF p. 60).
3. Comment André conçoit l’Eglise ?
« L’Eglise doit engendrer à la vie. Ce n’est donc pas comme organisation qu’il nous faut aujourd’hui commencer à la repenser, mais comme communauté de témoins » (ER p. 33).
Quelle vie ? « Il importe enfin de distinguer le « vitalisme » de la « vie pleine » que prône le christianisme. Le premier est exaltation de la vie, mais je le suspecte de vouloir posséder la vie. La vie pleine est celle que l’on reçoit. C’est sur ce versant-là que la vie nous épate, c’est grâce à ce versant-là que la vie – reçue et donnée – nous tient en éveil. Le « profit » de la vie, ce n’est pas la possession, le sentiment de jouir de la vie, c’est l’ouverture à ce qui vient. (AF p. 45).
Quels témoins ? Des témoins de la résurrection : « Si je suis chrétien, c’est bien à cause du mystère pascal, à cause du surcroît d’amour qu’il offre, de cette affirmation fondamentale que l’on peut servir la vie jusqu’à en mourir. Dans la mort de Jésus, ce n’est pas le souci de se détruire qui est en jeu, mais la confiance en la vie. Le christianisme tout entier n’est qu’une expérience de la mort et de la résurrection du Christ. En dehors de ce champ, les définitions qu’on lui donne sont toutes réductrices…. la morale y a sa place, mais il n’est pas une morale, le dogme y a sa place, mais il n’est pas une idéologie il peut se servir de toutes les techniques, mais il n’en est pas une. Le christianisme est cette plongée dans le mystère pascal, coeur de la foi chrétienne. Il est l’aventure de la rencontre avec Dieu. C’est de là et de nulle part ailleurs que jaillit la puissance de la foi dont nous sommes ici en quête. Tout ce que la foi énonce et célèbre passe par la braise de ce mystère. On conçoit mal un baptême, une messe, aucun sacrement, en somme, qui n’y soit fondé. Quand j’allais me confesser, enfant, j’étais toujours étonné que le Seigneur ne m’en veuille pas. J’éprouvais intensément la force de son pardon et le souffle de vie qu’il m’insufflait. Dans cette expérience m’a été donnée la certitude, devenue comme instinctive depuis, que là était le trésor du christianisme. Dieu est bonté, confiance éprouvée ». (AF p. 48)
Sur l’expérience : La foi chrétienne est incompréhensible si on ne la reçoit pas dans le souffle brûlant de l’expérience : dans la chaleur, la joie, la révolte, et toujours en présence d’une force extraordinaire d’exister. La théologie mystique procède par fragments de vie, ce n’est pas un bricolage rationnel. Tout cela peut paraître un peu chaotique, mais j’insiste pour dire qu’il ne s’agit pas de ranger ses idées une à une dans une armoire. L’essentiel est ailleurs : il est de laisser le passage. Expliquer ne rend pas vivable, l’amour ne s’explique pas. Il y a un rapport entre l’aimantation, qui désigne l’attirance, et aimer. Le verbe crée ce qu’il dit. L’expérience d’aimer fait aimer. La voix gourmande de la prédication n’est pas un concept. Dans l’émotion de la chair, elle doit inscrire l’expérience d’aimer, celle de l’autre, celle de Dieu. C’est cela le christianisme : le pain, le vin, l’ivresse, le parfum, le partage, le charnel et le divin tout ensemble. La foi est un mystère, elle est aussi une gourmandise.
Ce témoignage ne se réduit pas à des programmes humanitaires. Il affronte la question du sens, si essentiel pour tt être humain. Pour A, il existe de multiples officines du sens, mais il souligne les particularités des mondes juifs et chrétiens.
Ils inscrivent l’humanité dans l’histoire. Une relation s’établit dans le temps entre Dieu et l’homme. L’E, pour A, ne peut être que déploiement de cette relation.
L’Eglise comme relation : « Nous autres curés, nous n’avons qu’une chose à faire : créer des liens ».
« La luminosité chrétienne, c’est cette capacité – celle de Jésus d’abord, la nôtre, peut-être – d’aller jusqu’au bout, de soi, de son appel, de ce pour quoi on a été créé. Et ce pourquoi, c’est l’autre. On ne devient chrétien saint ni par ses mérites ni par sa vertu, mais par la relation à autrui. C’est sur le visage de l’autre que brille cette lumière qui donne la foi.
« Être chrétien, c’est croire parce qu’une relation indicible est venue habiter en nous. Alors que je n’ai aucune « raison » de croire et guère davantage de ne pas croire, je vis de ce lien au Dieu que j’ai rencontré et que j’aime » AF.
« Et je découvre que je ne peux aimer sans savoir que Dieu aime mes frères. Pour « être », pour être seulement moi-même, je passe par l’autre. Il ne suffit pas d’être aimé, il faut alors s’engager. L’amour s’ancre dans le réalisme. Aujourd’hui, on a l’amour un peu trivial. Or, il est parfois tragique. Là se fait parfois l’expérience de l’amour, en surmontant la tentation de la division, de la violence, du déni de l’autre. La misère, la violence, la souffrance peuvent submerger des êtres. Les gens aisés euphémisent mais les pauvres sont vite plongés dans le chaos. Il suffit parfois dans une famille qu’il y ait une personne calme qui garde sa maîtrise et cela assainit une situation de drame. Dans les grandes épreuves, les liens peuvent se refaire. Alors, leur solidité devient un test puissant de la vérité de l’amour. Faut-il frôler le tragique pour voir le prix de l’amour ? Á travers lui, on s’éprouve soi-même, on touche ses limites, on se risque aux limites de l’autre. Quelles expériences ! Violence colères, réconciliations, accalmies, tendresse… De ce point de vue-là, les épreuves sont utiles. Elles sont le sel du repas, après le sucre dont on parle tant aujourd’hui. Il m’a fallu côtoyer cette réalité de la vie pour comprendre ce texte patristique si provocateur où l’on voit Jésus bénissant son Père à chaque épreuve de sa Passion. Comment bénir Dieu dans de tels moments ? Et pourtant ! Il faudrait apprendre qu’il y a des épreuves d’où sourd une sagesse qui fait grandir. La maturation passe par le courage de la traversée des épreuves. »
La mission de l’Eglise est de révéler aux hommes la proximité d’un Dieu qui les rejoint dans la vie comme dans la mort ; un Dieu qui, en Jésus, est venu lui-même dans ce monde, y a grandi, y a travaillé, y est mort, est ressuscité comme « premier-né d’une multitude de frères » pour nous faire entrer dans une vie qui ne meurt plus » (ER p. 29).
Elle doit donner à voir et à comprendre un mystère : « Que les appareils institutionnels ne cachent pas le mystère. Le mystère ? L’Eglise est cette communauté aux multiples visages que le Christ rassemble et façonne dans l’expérience d’abandon qu’il a vécue lui-même, en remettant sa vie entre les mains de son Père (…) Au service de cette expérience, l’Eglise ne peut être qu’une servante discrète, et jamais la « servante maîtresse » (ER p. 29)
Sur la mort: Mourir est plus que mourir. Si nous croyons que la mort n’est pas anéantissement mais transformation, mourir est se disposer à passer, dans l’abandon à Dieu. Seule la foi peut postuler, dans la cohérence interne et la fragilité externe, à une espérance qui ouvre en triomphe sur la mort. La mort nous couche mais Dieu nous accouche. Libre à chacun de croire ou non, mais quelle force de porter cette espérance en soi ! Pascal a bien fait de parier… Notre vie est fragile, mais notre esprit peut penser l’inespéré. Nous pouvons choisir la réussite de la vie plus forte, nous pouvons oser l’espérance. Et c’est le mystère pascal qui scande notre vie. Il ne renvoie pas seulement au passé du 1er siècle ni au futur de la fin des temps, mais il est au milieu de nous. Il y a du mystère pascal en nous, notre vie même est au rythme de Pâques.
Sur la résurrection : La source même de l’énergie chrétienne, c’est la Résurrection. Elle en est le mode d’être. Tous les sacrements manifestent et révèlent la puissance en actes de la résurrection. On a trop insisté sur la sanctification par la morale et par le devoir. Or, ce n’est pas le mode d’être chrétien. Il n’y a pas besoin du Christ pour être moral. Le mode d’être d’un chrétien est résurrectionnel. La Résurrection révèle nos facultés spirituelles.
Il importe de dire ce que l’on n’entend jamais dans les églises : que la Résurrection n’est pas une ré-suscitation après la mort. Quelle stupidité ! La Résurrection, c’est tout de suite, dans la vie présente. Le mystère pascal assumé se vit tout au long des jours. Chaque instant de la vie est étincelle. Un clochard frappe, c’est la Résurrection, pour lui et pour moi. Il ouvre mon cœur et je réconforte le sien. Que je l’invite à boire, comme m’y invite la folie de la Croix, et c’est une amitié éternelle qui se noue. François d’Assise était fou de la folie de Dieu et elle l’a guéri.
Et encore : « Ce que je trouve terrible chez mes frères chrétiens, c’est qu’ils font de la Résurrection un événement ponctuel, alors qu’elle a lieu tous les jours, à chaque minute du jour et de la nuit. Les apôtres sont ivres de la résurrection, de cette prodigieuse « nouveauté d’existence et d’être dans le Christ ». Leur prédication jaillit, fuse, de leur expérience de foi, dans une joie irrépressible. Vivons sans cesse de cette source continuellement ouverte. Toute notre vie est résurrectionnelle. Le péché est détruit à sa source par le mystère de la Croix, même si la faiblesse humaine demeure. Le baptême donne une authentique nouveauté à ceux qui le contractent. Les explications d’ordre psychologique ou moralisateur sont courtes à côté de cet élan, de la révélation d’une telle splendeur. Aussi le juridisme dans lequel pourrait s’enfermer l’Église serait le signe d’un contresens majeur. Le péché mutile le corps, c’est un devoir de miséricorde que d’en libérer autrui. Olivier Clément a très fortement souligné la liberté qui sous tend cette marche pascale. Il a ressenti cette insurrection de la vie par la Résurrection. Sa conversion a la force d’un éclair. Elle lui a fait découvrir que dans la victoire du Christ sur la mort et sur le péché, il y a la nouveauté de la vie révélée dans la promesse de Dieu qui ressuscite son Fils. Á chacun de nous est révélée cette force. Pour chacun et pour tous, cet amour qui tue la mort, qui fait fondre nos égoïsmes, est la source fraîche de notre capacité à nous supporter les uns les autres. Soyons témoins de la gratuité de la Résurrection. On entre dans une logique de figures, la joie casse les concepts, l’homme embrasse sa vie ! Ce don est si beau que la Résurrection m’apparaît comme la nature même de la vie chrétienne. Si tu célèbres dans cet état d’esprit, tu es pauvre, et tu reçois tout. Tu me pardonnes mon péché car tu as déjà pardonné en moi la mort et le péché. Nos faiblesses ne sont jamais des ruptures. Il ne faut pas torturer les gens. La veillée pascale est un « grand pardon », comme le dit avec force L’Exultet. Comment le christianisme a-t-il pu s’abâtardir alors qu’il a un tel trésor d’espérance, de miséricorde ? C’est monstrueux que de devoir désespérer de nos péchés. La nuit de Pâques me rend fou de joie et d’ivresse (AF p. 128).
Le mystère pascal est l’acmé de l’amour. C’est à l’E de dire cet amour : « Quand on peut dire « voyez comme ils s’aiment », le mystère de l’Eglise devient tangible et la BN alors se communique » (ER p. 94).
3.Plus concrètement, comment André voyait-il une renaissance de l’Eglise ?
Par une redécouverte des liturgies de la Parole. Grâce à des « écoles domestiques de la parole » afin de redécouvrir le « Dieu avec nous ».
A est favorable à des eucharisties confiées à des laïcs.
« Faire naître l’Eglise partout où naît la vie ». (p.70)
Retrouver une grande audace dans la manière d’appeler aux ministères, à commencer par dépasser le blocage entre le dualisme institué entre le sacerdoce des clercs et celui des laïcs. Pour l’ordination de femmes.
Pour des conciles régionaux, comme dans l’Eglise ancienne. C’est à l’Eglise d’aller vers le peuple et non au peuple d’aller vers l’Eglise. Aller à la rencontre des gens là où ils sont.
Concevoir l’Eglise sur le modèle d’Emmaüs. Et c’est ce qu’André a fait. En se rendant dans les maisons des gens. En marchant à leurs côtés, comme Jésus.
3. Derrière ce modèle, quel fondement y a-t-il ?
Voir l’Eglise comme une « famille de familles » (ER p. 117). Comme « expérience de salut »
Sur la semaine sainte : Quelle grandeur dans cette Semaine Sainte ! La Passion est plus grande qu’une tragédie grecque. Elle est réaliste, rien n’y est fabriqué. Le drame humain se dit avec toute sa violence mais il est dominé, dans la douceur. Dans les pleurs des femmes naît un soulagement. Même si des éléments de ces récits ont été insérés par la tradition, dans l’au delà symbolique, ils disent que cette souffrance est consolée. Quelle autre histoire atteint une profondeur aussi inouïe ? Ne cherchons pas à plaquer du miracle là dedans, il n’y en a nul besoin. La musique rejoint le mystère avec encore plus d’épaisseur. Elle fait flamboyer le récit, elle apaise la douleur. Beaucoup de musiciens ont voulu écrire des Passions, tant elle offre de richesse dans l’expression.