Lettre n° 37 Le christianisme peut-il mourir ?
Si cette lettre (longue…) est placée sous le signe de l’inquiétude, vous n’en serez pas surpris.
La montée des régimes autoritaires et en particulier les paroles et les décisions de D. Trump ne menacent pas seulement les relations entre les communautés et les États, elle conteste les fondements mêmes du christianisme (ce qui n’empêche pas ses dirigeants de multiplier les signes d’allégeance à un christianisme de façade).
Ce qui m’importe ici, ce n’est pas tant le sort des Églises, mais celui de ce christianisme sécularisé, ce qu’on appelle souvent « les valeurs chrétiennes ».
Le cœur du christianisme, c’est la foi en la résurrection du Christ. Il est promis que la nôtre suivra, parce que, créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, nous ne pouvons que retourner à lui. Aux yeux du Père, dont tous les êtres humains sont fils et filles, le fort ne vaut donc pas plus que le faible. Il existe une fraternité universelle, source d’une égale dignité et de droits égaux.
Contrairement à ce qui se dit parfois, le christianisme ne fait pas l’apologie de la faiblesse, ni de la pauvreté. La force, lorsqu’elle est tournée vers la création de richesses nouvelles, est un talent à faire fructifier. Mais il rappelle qu’il n’y a pas d’humanité digne de ce nom si elle opprime ou laisse sur ses marges une partie d’elle-même. Il dit : « pas sans l’autre », car « l’autre est autant aimé que moi ».
Ce n’est pas parce que ce christianisme s’est laïcisé -la puissance publique reprenant les charges de la santé, de l’enseignement, adoptant des régimes démocratiques et des politiques de redistribution sociale-, qu’il s’est perdu. Il reste profondément innervé par ses intuitions évangéliques.
Or, ce christianisme sécularisé, qui peut se résumer par la devise de la France : « Liberté, égalité, fraternité », est aujourd’hui remis en cause.
La liberté, tout d’abord. Qui ne sait que la liberté s’arrête quand elle entrave celle du voisin ? Pourtant, les GAFAM, proches du pouvoir américain, font entendre une petite musique libertarienne qui tend à interdire d’interdire. Il n’est pas difficile de voir que cette liberté absolue permettrait au fort d’opprimer en toute tranquillité.
Par ailleurs, les pays démocratiques reconnaissent la liberté des peuples à choisir leur destin. L’invasion de l’Ukraine, l’ambition d’annexer le Groenland montrent le déni de ce principe, au profit de la rapacité du plus fort.
Comment ne pas rappeler le meurtre de Naboth, assassiné par le roi Achab pour prendre possession de sa vigne. (1 Rois 21) ?
L’égalité, ensuite, celle des droits et des devoirs. La loi la garantit. Pas de privilèges, pas de corruption, pas de passe-droits, sauf à être strictement encadrés par la loi, pour des raisons, précisément, de justice sociale.
Bien loin de cette conception, D. Trump fait relâcher les insurgés du Capitole, autorise ses fonctionnaires à corrompre leurs homologues étrangers, et nomme des juges qui lui sont favorables. Pour lui, tout s’achète. L’argent a remplacé l’égalité.
La fraternité, enfin. C’est peut-être là que la menace est la plus nette. Si les États sont évidemment souverains dans la régulation de leur politique migratoire, l’usage renforcé de la violence et du mépris montre que pour D. Trump, l’être humain n’existe pas, ou bien il est une proie.
Et « America First » oblige… Il n’y a pas de fraternité au-delà des frontières. C’est l’entre soi américain. Qui reste de façade, car n’oublions pas que ce sont les non Américains qui financent l’énorme dette américaine. On a envie de rappeler la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare (Luc 16, 19-31).
Je pourrais évoquer aussi le peu de considération de ce pouvoir -comme d’autres pouvoirs autoritaires- pour la vérité des faits, les droits des femmes, les minorités sociales.
Comment dialoguer, échanger, signer des traités, quand la confiance en la parole donnée recule et même se perd ? Or, souvenons-nous, l’évangéliste Jean appelle Jésus « la Parole, » ou « « le Verbe ».
Comme il a déjà été remarqué, en matière de désinformation, Trump fait du Poutine. Tous deux tordent la vérité, bafouent le droit, accusent l’autre de ce qu’ils font eux-mêmes, et ne respectent que le fort.
Oui, devant de telles dérives, le christianisme est en grand danger. Et cela concerne de près les Européens. D’abord parce que l’Europe est une proie pour D. Trump, mais aussi parce que ce dernier fait des émules, poussés par la griserie du « tout est permis ».
En Europe aussi, des hommes politiques, des médias, ou de simples citoyens se laissent déjà tenter. Les relations commerciales, sociales, politiques, risquent de se ressentir de ces rapports plus agressifs, au prix du mensonge ou du traquenard organisé pour déstabiliser un adversaire.
Est-ce cela que nous voulons ?
Cette lettre est donc un plaidoyer pour un christianisme assumé, référé ou non à une institution, mais solidement ancré sur ses options essentielles, la construction d’une humanité fondée sur le droit et soucieuse du bien commun.
Car je suis convaincue que si les institutions chrétiennes et les fidèles se font entendre, dans leurs prises de parole, dans leur vie sociale, dans leur bulletin de vote, s’ils réaffirment leur adhésion inconditionnelle au message évangélique, les démocraties s’en trouveront elles aussi renforcées.
En effet, je crois que plus la source des valeurs – l’Évangile- coule d’abondance, mieux elle irrigue le sol qui la porte. Mieux irriguées, nos démocraties s’en porteraient mieux. Ce qui les gangrène aujourd’hui, c’est la prolifération des intérêts particuliers. Ce qui manque, c’est la volonté de promouvoir le bien commun.
Or, entre Dieu et le bien commun, savons-nous exactement la différence ? Ce que le christianisme peut insuffler d’altruisme, de souci de l’autre, ne peut que renforcer le bien commun, donc la cohésion démocratique.
Qui, aujourd’hui, dans le monde chrétien, se charge d’ouvrir grand l’accès à la source ?
Le pape François, assurément. Déjà, au cours du premier mandat de D. Trump, et de nouveau ces jours-ci, il s’est ouvertement opposé à ses choix idéologiques.
Un seul exemple. Dans une lettre pastorale aux évêques américains du 11 février 2025, bien peu relayée par la presse francophone, il s’est frontalement opposé aux expulsions massives de migrants et de réfugiés (https://www.vatican.va/content/francesco/fr/letters/2025/documents/20250210-lettera-vescovi-usa.html).
S’appuyant sur l’encyclique Fratelli Tutti sur la fraternité humaine (2020), le pape fonde toute identité sociale, personnelle ou collective sur la dignité de chaque être humain.
De plus, pour répondre au vice-président J.D. Vance qui s’était appuyé sur l’ordo amoris de saint Augustin pour affirmer que la charité part de l’amour de soi pour s’étendre par cercles jusqu’à l’humanité entière, François prend l’exemple du Bon Samaritain. Celui qui est venu au secours du blessé n’est pas le « prochain proche », mais le « prochain lointain ». La loi de proximité n’est donc pas si absolue qu’on veut bien le dire.
Le président de la Conférence des évêques américains, lui, a fait état de son « trouble » devant les mesures de D. Trump sur la migration, la peine de mort et l’environnement. Et le président du Comité des évêques pour les migrations dénonce une entorse à la » loi morale ».
Ces voix ne doivent pas rester les seules. En Europe, les nôtres -institutionnelles, individuelles-, peuvent et doivent s’y joindre, d’une manière ou d’une autre. Il y a un moment où l’intérêt supérieur doit faire taire les divergences. « Tout royaume divisé contre lui-même, disait Jésus, court à la ruine ; et nulle ville, nulle maison, divisée contre elle-même, ne saurait se maintenir (Mt 12, 25).
J’entends sur les réseaux sociaux beaucoup d’injures fleuries contre D. Trump. Mais que leurs auteurs aillent plus loin et défendent, même au prix fort, ce christianisme qui fait vivre. Car là est l’intérêt supérieur.
Encore une fois, le monde n’est pas parfait et la loi du plus fort n’est pas née aujourd’hui. Mais les correctifs nombreux des sociétés occidentales l’ont tempérée parce que les valeurs évangéliques les sous tendaient.
Il est vital qu’elles ne s’effacent pas des consciences. C’est notre responsabilité.
Très cordialement, Anne
Ps. Deux personnes de notre petite communauté ont livré leur témoignage sur ce que le christianisme apporte de bon. Vous pouvez les écouter sur www.chez-re-nee.com. D’autres y travaillent. J’aide qui voudrait à le mettre en forme.