Regardez-moi !
« Regardez-moi ! Non, je vous promets, ce n’est pas un caprice, ni mon ego qui réclame son dû, mais c’est important pour nous tous : regardons-nous ! ». Pour ma part, si l’on ne me regarde pas au moment où je sors les trois pièces qui paieront ma baguette, dans ces moments-là, je me sens mal, très mal.
Ces commerçants qui ont placardé devant leur étal : « Nous ne servons plus les clients qui sont au téléphone portable afin de ne pas les déranger », je les comprends. Ils ont, eux aussi, envie de voir un visage, deux yeux qui lorgnent sur leurs barquettes de fraises, des mains qui se tendent en ouvrant un cabas. C’est bête, c’est prodigieusement simple, mais c’est tellement important d’y consentir. Un commerçant, un fonctionnaire, un secrétaire médical, ne sont pas des robots. Et en plus, c’est magnifique, ils le disent et revendiquent le beau statut d’être humain.
Quant à moi, si le commerçant avec qui je traite ne me regarde pas, je me sens mal, vraiment mal. Pour que l’on me regarde, je vais jusqu’à me retenir de prendre la monnaie de mon billet, jusqu’à ce que le/ou la vendeuse, ne voulant pas la lâcher dans le vide, lève la tête et me regarde. Dès ce moment-là, je me sens mieux ; je lui souris, il/elle ose aussi un sourire et tout va bien. Et on se quitte heureux de s’être rencontrés.
Certains nous diront qu’ils n’aiment pas du tout être regardés. Mais c’est confondre « regarder » et « dévisager ». Dévisager est une atteinte grave, car nous voilà contesté dans ce qui nous constitue, notre visage. D’une certaine manière, on nous en prive. Non, si nous ne voulons pas être regardés, c’est peut-être parce que « nous nous croyons » dévisagés alors que nous ne sommes « que » regardés.
Car, être regardé, c’est tout de même le sommet de la béatitude. Cela a commencé avec les yeux admiratifs de nos parents lorsqu’ils nous ont découvert. J’ai appris que le bébé que l’on ne regarde pas – éventuellement parce qu’on est occupé avec son portable-, ce bébé ne se socialise pas bien. Pas d’interaction avec quelqu’un, donc, ce bébé ne se sépare pas bien de sa mère, ou bien s’habitue à l’idée qu’il est une chose.
Ce n’est donc pas en nous ignorant mutuellement que l’on fabriquera « une société du dialogue ». On s’en gargarise à satiété… Mais quand on constate qu’en réalité, on pratique « l’anti-dialogue » toute la sainte journée, on se dit qu’il est urgent de revenir aux fondamentaux.
Donc, oui, ce n’est pas anodin, mais c’est une question de vie ou de mort sociale. Regardons-nous !