Résister aux dérives actuelles s’apprend devant la Croix
La loi du plus fort ne date pas d’hier. Mais elle prend aujourd’hui des proportions inquiétantes qui nous atteignent particulièrement en cette Semaine Sainte : volonté de mettre la main sur des États souverains, colonisation et même nettoyage ethnique, suspicion envers les droits des femmes et des minorités sexuelles, déni du risque écologique, absolutisation de l’argent, discrimination assumée envers les étrangers, réduction de la personne humaine à un statut de simple consommateur, irrespect de la parole donnée…
En outre, ces attitudes sont revendiquées par des chrétiens. En effet, Poutine et les néo-conservateurs américains se disent défenseurs du christianisme. Mais qui ne voit qu’ils l’instrumentalisent à des fins politiques ? Et surtout leur christianisme ignore sa dimension sociale, il ne s’intéresse qu’à la sphère privée. Or la personne est une, chez elle et dans sa vie publique. La responsabilité chrétienne est globale.
Il n’est donc pas surprenant que les chrétiens soient profondément bouleversés. Le sujet de ces réflexions n’est pas de débattre sur des matières juridiques, économiques ou environnementales, mais de chercher en quoi les fondements du christianisme sont atteints par les manquements actuels, et quelle résistance spirituelle leur serait opposable. Celle-ci me paraît non seulement souhaitable mais indispensable.
Si les chrétiens ne résistent pas, qui résisterait ? Ce sont eux les ultimes gardiens d’une source évangélique qui est aujourd’hui, encore plus qu’hier, nécessaire à la communauté humaine. En cette semaine sainte, n’est-il pas Comment, et sur quels fondements résister ?
Revenir encore et toujours à la croix
La réponse est dans la contemplation de la Croix. En elle les chrétiens puisent leurs règles de vie. En voici quatre.
– En se laissant clouer au bois de la croix, Jésus donne sa vie. Il n’y a pas de vie sociale, et même de vie tout-court, sans le don. Sinon, c’est la guerre, parce que l’autre s’emparera par la force de ce que j’ai.
-La Croix manifeste combien Jésus refuse d’user d’un quelconque pouvoir. Lui qui n’avait pas voulu devenir roi, il a dénoncé l’oppression d’un système de pouvoirs où tout le monde se tient, chacun exerçant sa férule sur plus petit que lui. Jésus, au contraire, puise une autorité morale considérable en devenant le serviteur, respectueux de tous et soucieux de leur liberté.
-Sur la croix, Jésus devient le paria, le hors la loi. En prenant la place de ceux qui n’ont aucune place, il récuse le principe même de l’exclusion. Ainsi, il travaille à la réconciliation de l’humanité.
-Lui qui est sans péché, « il s’est fait péché » pour nous. Y a-t-il plus grand geste de fraternité ?
Don de soi, service, réconciliation de l’humanité, fraternité, voilà la feuille de route chrétienne.
Observons que c’est aussi celle de quantité d’autres personnes non chrétiennes. Nombre d’individus et d’États vivent sur ces mêmes valeurs, amputées de leurs références transcendantes, mais solides, fructueuses et assez bien résumées dans la devise de la République française : « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Et indirectement, la plupart des religions, qui ont en commun la « Règle d’or » : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse », sont, elles aussi concernées. Une bonne partie de l’humanité est donc aujourd’hui placée devant ce dilemme : respecter les valeurs d’un christianisme sécularisé – et issu ou rejoint par les deux autres monothéismes- ou rejoindre le camp des prédateurs ?
C’est la Croix qui est mise en croix
Certes, ni le don, ni la primauté du service sur le pouvoir, ni la réconciliation de l’humanité, ni la fraternité ne règnent dans le monde. Mais ces valeurs sont l’horizon que beaucoup se donnent. Or voilà que cet horizon disparaît. Comment traverser cette grave crise de conscience, cette expérience spirituelle même ?
Les chrétiens, pour leur part, ne peuvent que constater combien le message de celui qu’ils considèrent comme le Fils de Dieu est écarté, mis hors champ. La Croix n’est plus l‘horizon du monde, mais le contre modèle. Au lieu du don, s’impose la rapacité devant le gain, au lieu du refus d’un pouvoir oppresseur, l’arbitraire et le mépris des faibles, au lieu de la réconciliation de l’humanité et de la fraternité, des discriminations, des exclusions et la haine de l’étranger. C’est la Croix qui est mise en croix, puisqu’elle est devenue le lieu du non-sens ! Lorsque Jésus demande au Père « Pourquoi m’as-tu abandonné ? », il laisse deviner, dans cette solitude, le non-sens d’une mort qui ne sera peut-être jamais comprise.
Lui qui a traversé cette mort spirituelle, il invite les chrétiens de 2025, après tant d’autres au cours de l’histoire, à veiller avec lui devant la négation des valeurs qu’il leur a léguées.
Oui, le message de la Croix inclut l’acceptation de tout ce qui la nie. C’est une crise du sens radicale, éprouvante. Dans notre conjoncture politique actuelle, se vit à nouveau l’abandon ressenti par Jésus. C’est un « moment théologique », celui de nos questions et de nos réponses.
Le dynamisme foncier du christianisme
C’est alors qu’il est bon de refaire le tour des richesses chrétiennes. Même si les institutions sont fragilisées par la crise des abus, même si le pontificat actuel n’est plus en état d’engager les réformes nécessaires, le christianisme est, en lui-même, d’une rare puissance. Si sa force vient du message éthique de la Croix inventorié à l’instant, elle est aussi de ne pas faire l’impasse sur le mal, mais de le dépasser par un pardon toujours offert.
Mais surtout, le christianisme invite chacun, presque obsessionnellement, à créer, à vivre dans la confiance, à faire fructifier les talents, à embellir le monde. Sa capacité de transformation est infinie. Non, le christianisme n’est pas la religion des faibles. Il dit simplement : « tout est possible, mais pas sans le faible ».
S’il en est ainsi, c’est à chacun de rappeler haut et fort la chance qu’il a d’être chrétien et le bonheur qu’il en retire. En se gardant d’un christianisme identitaire, enclin à l’entre soi et à la fermeture sur le passé, mais en s’ouvrant à la dimension universelle du christianisme.
Dans cette mission, les trois vertus qui le fortifient sont la foi, l’espérance et la charité. La plus attendue aujourd’hui est l’espérance. En ce moment comme en d’autres, elle s‘apprend devant la Croix. Un chrétien entre en espérance lorsqu’il fait face à la dérision, à la force brute, et se voit en échec devant elles. Son espérance germe et grandit sur ses espoirs brisés.
Mais ce constat est un début. L’espérance est une vertu qui se prouve. Ce que nous voyons pousse à agir, par la parole, la charité, la fraternité, l’intelligence, la créativité, la militance, la prudence aussi… Chacune est une modalité de la résistance attendue.
Témoigner, un acte initial de résistance
Pour ma part, je proposerai ici un acte initial de résistance. Il s’agit du témoignage. C’est le but de l’association www.chez-re-nee.com/ qui recueillera les vôtres, peut-être. En effet, le témoin est la colonne de toute communauté chrétienne. Sans lui, pas d’évangiles, pas même de christianisme. Donc, chaque chrétien est témoin quand il dit en quoi le christianisme le fait vivre. Cela peut paraître dérisoire. Mais c’est la pierre de fondation, le socle sur lequel établir ensuite des actes concrets de résistance.
Il n’y a pas de christianisme fort sans la parole de ses témoins.
Anne Soupa